L'Amérique dans le vortex

L’Amérique dans le vortex

Aux Etats-Unis, les faits s’enchaînent avec la même intensité que dans la tragédie grecque. Le pays entre en récession alors que la FED a épuisé ses munitions. Et la Maison-Blanche tente un plan de relance de l’emploi pathétique. Pendant qu’une commission bipartisane épuise son énergie à démontrer qu’un consensus est impossible.

Quatre cent quarante-sept milliards de dollars. Tel est le coût estimé du plan « pour l’emploi » du Président Obama, qu’il a encouragé le Congrès à voter dare-dare. Un plan réputé « entièrement financé » par des économies budgétaires et… des augmentations d’impôt. Celles-là mêmes que le clan républicain refuse avec la dernière énergie, bien qu’elles aient la faveur de quelques milliardaires de renom, tel Warren Buffet, qui a du reste toujours défendu, en particulier, une taxation plus élevée des successions. Les Républicains ont beau jeu de relever que ledit plan est davantage en rapport « avec la prochaine élection qu’avec la prochaine génération ». Il ne fait évidemment pas de doute que le projet soit empreint de préoccupations politiciennes : la campagne est désormais lancée et l’emploi constitue l’angoisse majeure de bon nombre d’Américains. Endettés dans des proportions hallucinantes, par rapport aux pratiques européennes, ces derniers sont extrêmement sensibles à toute baisse de leurs revenus, qui les expose au risque de se retrouver à la rue : en dépit des recommandations de mansuétude à l’endroit des organismes prêteurs, les saisies immobilières se poursuivent à une cadence inquiétante. Et l’on dénombre plus de 45 millions de bénéficiaires de tickets de ravitaillement (sur une population totale de 310 millions), qui témoignent de la montée en flèche de la grande pauvreté dans la première économie de la planète.

Se pose donc la question de savoir si le nouveau plan Obama peut « servir la prochaine génération » et, en tout cas, améliorer la situation de l’emploi (l’objectif annoncé est de réduire de 1% le taux de chômage, officiellement étalonné à 9,6%). Selon les dernières notes de notre Centre d’analyse stratégique (CAS, n° 235 à 238), les stimuli budgétaires seraient beaucoup plus efficaces que la politique monétaire. Il faut reconnaître que malgré l’argent gratuit de la FED et ses deux vagues de quantitative easing, la conjoncture n’est guère florissante aux Etats-Unis. Mais dans le même temps, l’acceptation d’un déficit budgétaire monumental n’a guère produit davantage d’effets. Le CAS affirme qu’1 dollar de stimulus budgétaire génère 2,3 dollars de PIB, en phase avec le principe du fameux multiplicateur keynésien. L’allégation est sans doute difficile à vérifier ; mais si elle est exacte, cela signifie que l’économie US aurait effectué un plongeon spectaculaire en l’absence d’interventions publiques. Cela signifie aussi que tout nouveau stimulus keynésien ne peut désormais, au mieux, que ralentir la tendance dépressive. Il en résulte que l’endettement public augmente à un rythme beaucoup plus élevé que le PIB, rendant inéluctable l’insolvabilité du pays.

Désastre annoncé

De telles perspectives sont relevées dans la dernière publication du Laboratoire Européen d’Anticipations Politiques (LEAP, bulletin n°57), lequel s’était singularisé en annonçant, dès 2006, l’imminence d’une crise financière d’ampleur systémique. Et qui, depuis lors, voit ses anticipations régulièrement corroborées par les faits. Dans ce dernier bulletin, le LEAP rappelle son sentiment très négatif sur les Etats-Unis. En termes budgétaires, d’abord : le retour en récession devrait entraîner de nouvelles moins-values fiscales, et ainsi aggraver un déficit dont le prévisionnel est déjà peu engageant. Par ailleurs, le comité bipartisan, mis en place afin d’établir le programme de réduction des dépenses, promet de confirmer ce que l’on sait déjà. A savoir que les positions des factions ne sont pas conciliables. Outre le fait qu’une telle procédure témoigne de l’abandon, par la Maison-Blanche et le Congrès, de leurs prérogatives législatives (un renoncement dont la portée symbolique est lourde pour une grande démocratie), l’échec programmé de la transaction sur tapis vert conduira aux coupes automatiques prévues par le deal. Sur le plan militaire d’abord, ce qui devrait entraîner l’hystérie du Pentagone ; sur le plan social, ensuite, ce qui devrait faire monter d’un cran l’exaspération des populations concernées. Quant au plan en faveur de l’emploi, il ne faut guère s’illusionner sur ses effets : les Etats-Unis ont délibérément sacrifié des pans entiers de leur activité industrielle autochtone, sur l’argument imparable des bénéfices financiers de la délocalisation. Sans la grosse industrie, l’embauche massive est très hypothétique. En revanche, tout pouvoir d’achat supplémentaire dans les mains des ménages américains bénéficierait à l’emploi… chinois.

Un tel panorama rend automatique la dégradation de la signature américaine, par celles des agences qui n’ont pas encore osé ce crime de lèse-majesté. Et c’est là, note malicieusement le LEAP, que les investisseurs du monde entier prendront conscience qu’ils ont prêté à Washington avec la même légèreté qu’à Athènes – et avec les mêmes conséquences. Toutes proportions gardées, bien sûr, entendons par là que la masse de créances sur l’Oncle Sam est considérablement plus importante… On doit rendre hommage aux analystes du LEAP, qui n’usent pas du pathos ordinaire des prévisionnistes, ce brouet truffé d’euphémismes au conditionnel dans lequel toute proposition est assortie d’une contre-proposition. Ils sont clairs, directs et précis ; ils vont au bout de leur raisonnement et ne craignent pas de se montrer irrévérencieux. On note toutefois une propension à l’angélisme quant à l’avenir européen face au désastre anglo-américain annoncé. C’est peut-être oublier que lorsqu’un chêne s’abat, les taillis qui croissent dans son ombre subissent quelques dommages collatéraux...

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