L'Europe en berne

L’Europe en berne

Que restera-t-il de l’Europe actuelle au milieu de l’année prochaine ? Difficile à anticiper, au vu des développements actuels. Mais le climat de panique qui prévaut au sein des gouvernements n’augure pas d’une issue sereine. Le sommet du 9 décembre devrait donner le ton des bouleversements à attendre de la pagaille présente.

Nous voici désormais entrés en phase de recours à l’artillerie lourde, dans la guerre que les autorités mènent contre l’adversité. Non que les Etats se soient jusqu’alors montrés parcimonieux dans l’usage des armes : de véritables fortunes ont déjà été engagées dans le conflit. Avec les résultats que l’on connaît : une bonne partie du coût des escarmouches du secteur financier a été transférée aux comptes publics. Il en résulte un soupçon d’insolvabilité généralisé des signatures souveraines, sans que le secteur bancaire ait pour autant été pacifié. Un peu comme si les nations avaient tiré en l’air l’essentiel de leurs cartouches, dans l’espoir d’effrayer les mauvais esprits et de conjurer le sort. Une version modernisée des superstitions cambodgiennes, selon la narration de John le Carré : lors des éclipses de lune, il faut faire beaucoup de bruit afin d’effrayer les grenouilles, pour les empêcher de gober la lune : « Il faut faire partir des feux d’artifice, frapper des casseroles ou mieux encore, tirer pour un million de dollars de munitions » [1]. Au cas d’espèce, c’est par trillions de dollars que les munitions ont été tirées. Et ce n’est pas un fantasme de craindre que la planète financière puisse être avalée.

En tout cas, les plans de relance, plans de soutien et autres quantitative easing ont certes produit un beau vacarme, mais n’ont pas découragé les batraciens gobeurs d’argent. Si bien que les principales Banques centrales de la planète ont jugé nécessaire d’ouvrir grandes les portes de leur arsenal, en convenant d’une « action coordonnée ». Il s’agit de permettre aux banques commerciales, principalement européennes, de s’abreuver à la source des financements en dollars, que la prudence, la mauvaise volonté ou la malveillance des fournisseurs habituels (les fonds monétaires américains) a tarie. Car jusqu’à nouvel ordre, le billet vert demeure la devise incontournable du business mondial, en dépit des maux (avérés) dont elle est affligée. Si bien que le fonctionnement harmonieux des affaires courantes nécessite un flux constant et considérable de dollars. Ainsi, les Banques centrales ont convenu d’assurer à tout prix la liquidité du système, cette dernière étant perturbée par les doutes (raisonnables) sur la solvabilité de certains de ses membres – notamment parmi les établissements bancaires européens. Les Bourses ont salué la promesse de perfusion par un vigoureux sursaut. Pourtant, une fois encore, il s’agit d’abord de noyer sous la liquidité les soupçons d’insolvabilité, qui ne relèvent pas, hélas, de la paranoïa ordinaire des créanciers. On gagne du temps en espérant la fin rapide de l’éclipse de lune.

Repenser l’Europe ?

La même course contre la montre prévaut en Europe, qui galope de conciliabules en symposiums et de réunions d’urgence en sommets, le prochain étant prévu le 9 de ce mois et supposé apporter un règlement définitif aux problèmes pendants. Difficile toutefois d’accorder aux effets d’annonce la crédibilité qu’ils en attendent : comme le relève Jean Pisani-Ferry dans son livre récent Le réveil des démons, « le démon de l’inconstance européenne s’est réveillé ». France et Allemagne ne cessent de clamer leur harmonie parfaite, alors que leurs désaccords sont patents ; dans le cas grec, l’Europe a d’abord nié la gravité du problème avant de reconnaître l’insolvabilité du pays et d’absorber partiellement les pertes. Trop peu, trop tard ; il n’est donc pas étonnant que personne ne croie à la solidité de l’Italie ou de l’Espagne, quand l’Union prétend inexistant le risque de défaut. De la même façon, le Fonds de solidarité (FESF), présenté comme un rempart infranchissable aux désordres souverains, apparaît comme une version moderne de la Ligne Maginot : des ressources dérisoires face aux besoins potentiels et l’impossibilité manifeste de le doper, même avec le recours aux leviers magiques de l’ingénierie financière.

Dans ce contexte, l’hypothèse d’une scission au sein de l’Union a été clairement évoquée. Visant à regrouper les rescapés du Triple A sur le même navire, et à laisser dériver les autres dans la tempête. « La France et l’Allemagne ont fait le choix de la convergence. Je ne reviendrai jamais sur ce choix », vient de déclarer le président de la République, pour renforcer la dernière en date des stratégies de défense : une intégration plus poussée des Etats les moins abîmés par la crise, et l’abandon des autres aux aléas de leur destin. C’est une façon assez iconoclaste de « repenser l’Europe », qui ne constitue pas pour autant le passeport infaillible pour le salut des pays les moins exposés. A ce stade de décomposition, les dernières cartouches sont dans la besace de… la Banque centrale européenne, comme s’accordent à le reconnaître bon nombre d’économistes, qui occultent toutefois le corollaire d’une telle action : une intervention de la BCE en pompier du système marquerait très probablement le chant du cygne de ce dernier. Car contrairement à la FED américaine, qui fait tourner à haut régime la planche à billets, notre Banque centrale n’émet pas la monnaie mondiale de référence. Il en résulte qu’une monétisation sans limite de la dette européenne conduirait à la situation que les Allemands redoutent le plus : l’hyperinflation que connut leur pays sous Weimar. On partage bien les inquiétudes de notre Président face au risque de déflation ; mais l’option du massacre de la monnaie n’est guère plus rassurante.

[1In Comme un collégien

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