L'illusion grecque

L’illusion grecque

Le monde entier a fait mine de retenir son souffle avant les élections grecques. Et il a clamé son soulagement au vu des résultats. Lesquels ont pourtant la même nature que ceux du scrutin précédent du mois de mai. Rien de changé sous le ciel athénien : il n’y a ni majorité de gouvernement, ni espoir raisonnable de rembourser les dettes.

Voilà donc achevées les quelques consultations électorales qui animaient le paysage européen. Les Français ont choisi d’exaucer les vœux de l‘Elysée : le risque d’obstruction parlementaire étant écarté, le nouveau Président dispose des leviers de pouvoir nécessaires et suffisants pour démontrer l’excellence de son programme. Le climat politique est donc provisoirement apaisé ; les uns et les autres attendent maintenant les premiers échecs du gouvernement pour défourailler. Il ne faudra probablement pas se montrer trop patient avant les prochaines escarmouches…

Pour les Grecs, le contexte est un peu différent : la presse internationale a unanimement salué la pole position du parti conservateur, bien que ce dernier soit loin de pouvoir constituer une majorité cohérente (en dépit du gros bonus de sièges accordé au premier arrivant). Si bien que l’on se retrouve dans la même configuration qu’après les élections de mai, sauf que l’opposition radicale au plan de la Troïka (le parti Syriza) a encore accru ses positions. De fait, pour que la Grèce suive (ou fasse semblant de suivre) les injonctions de ses partenaires et créanciers, il faut que Nouvelle démocratie, le parti « vainqueur », fasse alliance avec le Pasok, son opposant socialiste historique - le seul avec lui qui accepte l’allégeance à ses « sauveteurs ». Sans vouloir médire, on observera ainsi qu’une large majorité des nouveaux élus est résolument opposée au plan de rigueur : il n’y a donc pas matière à claironner que l’euro, l’Europe, les bonnes manières et le raton laveur sont sauvés. Mais plutôt qu’un semblant de normalité va (sans doute) être rétabli par la vieille ficelle de « l’union nationale », c’est-à-dire un pacte de gouvernement entre les deux factions rivales qui ont jusqu’à maintenant, ensemble ou séparément, transformé le pays en pétaudière. Lesquelles ne sont pas parvenues à s’accorder en mai, mais pourraient désormais y parvenir : d’abord parce que le Pasok a subi une forte érosion et se retrouve affaibli ; ensuite parce que la « communauté internationale » donne de la grosse caisse pour faire rentrer Athènes dans le rang.

Ce n’est pas que la finance mondiale se fasse des illusions quant à la capacité du pays d’honorer son énorme dette, ni même une fraction d’icelle. Mais il importe de continuer, le plus longtemps possible, à « faire comme si » la chose était envisageable. Pour des motifs qui relèvent principalement de la méthodologie comptable : tant qu’un débiteur douteux n’est pas déclaré insolvable, les prêteurs peuvent continuer d’inscrire les créances à leurs bilans, moyennant des provisions plus ou moins sincères. Et les créanciers de ces créanciers peuvent faire de même, ainsi que les créanciers des créanciers de ces créanciers. Vous suivez toujours ? C’est la raison pour laquelle le consensus s’est forgé autour de ce constat : en cas de défaut avéré sur les quelque 300 milliards d’euros de dettes de la Grèce, il en coûterait au moins 1 000 milliards à l’ensemble du système financier. Cela suffit à expliquer que chacun préfère plébisciter le mariage de la carpe Nouvelle démocratie avec le lapin Pasok, quitte à redouter leur monstrueuse progéniture commune, plutôt que le divorce de la Grèce d’avec ses créanciers.

Un scénario périlleux

Si l’on en croit les commentateurs, nombreux sont les électeurs helléniques qui ont renoncé à se prononcer pour Syriza, sur la foi des calamités à eux promises par les médias locaux et internationaux, ainsi que les diverses autorités européennes qui n’ont pas hésité à s’ingérer dans la campagne. Pourtant, quoi qu’ils décident, les Grecs sont promis à des lendemains encore plus difficiles que leur quotidien présent ; quoi qu’ils décident, ils ne pourront pas rembourser leurs dettes ; quoi qu’ils décident, le constat de leur faillite devra bien être acté un jour ou l’autre, avec pour corollaire celui des dommages collatéraux pour les créanciers. Tout le monde le sait, mais chacun espère qu’à force de repousser l’échéance, un miracle finira par effacer cette funeste perspective. Les marchés financiers eux-mêmes, pourtant réputés pour leur pragmatisme et leur sens de l’anticipation, adoptent le jeu convenu de la crainte suivie du soulagement, et feignent de prendre le résultat du scrutin grec pour une issue prometteuse.

Ce lundi, les Bourses attaquaient en fanfare, avant de modérer rapidement leur enthousiasme, car le cours des obligations espagnoles et italiennes continuait de se déprécier, à la mesure du sentiment (légitimement) négatif des investisseurs. Le même mal ronge les pays du Sud et ses conséquences commencent à détruire le lien social. En Grèce, les manifestations se durcissent. En Espagne, elle se multiplient et prennent une tournure inquiétante : récemment, on a brûlé publiquement une figurine représentant le Premier ministre, ce qui éveille de sinistres souvenirs. Les deux pays ont en commun d’avoir connu une guerre civile meurtrière. Ce n’était pas hier, certes, mais dans les deux cas, des citoyens peuvent encore en témoigner aujourd’hui, pour l’avoir personnellement vécue. A en juger aux premières déclarations remontant du G20, qui se tient au moment de la rédaction de ces lignes, personne ne souhaite mettre fin aux faux-semblants qui caractérisent la « narrative » actuelle. Avec le risque de renouveler les sombres scénarios d’antan.

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