La Suisse en émoi

La Suisse en émoi

Ce n’est pas l’opération d’initié du directeur de la Banque nationale suisse qui a causé le plus d’émoi dans le pays, mais le viol du secret bancaire par celui qui a révélé les transactions sulfureuses. Les événements qui en résultent provoquent une véritable chienlit dans la Confédération, qui tranche avec sa réputation de neutralité bonhomme.

C’est à un météorologue, Edward Lorenz, que l’on doit l’interrogation demeurée célèbre : « Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? ». Tel était le titre d’une conférence sur la prédictibilité, donnée par lui voilà maintenant quarante ans. Le fond de cette interrogation continue de passionner quiconque s’intéresse aux systèmes dynamiques, qui tout en étant déterministes n’en produisent pas moins une série d’événements imprédictibles. La période présente devrait offrir un vaste champ d’expérimentation aux experts de la théorie du chaos et, d’une façon générale, à tous ceux qui observent le monde selon une approche systémique. Un bel exemple de battement d’ailes aux conséquences sismiques vient de nous être offert par la Suisse. Au cas d’espèce, le vol du papillon n’est pas vraiment un vol ; il s’agit plutôt d’un recel. Recel d’informations d’initié. Un délit d’une banalité affligeante, à une époque qui légitime la tricherie sans barguigner. Mais au cas d’espèce, la responsable de l’entourloupe n’est autre que la belle Kashya, galeriste d’art de petite notoriété, mais épouse de Philipp Hildebrand – bien connu, lui, comme directeur de la Banque centrale suisse.

Rappel des faits : à la fin de l’été dernier, la BNS mettait en place, et en grand secret, sa stratégie offensive contre l’envolée du franc. On le sait, la Banque intervient désormais au bazooka pour défendre le seuil de 1,20 CHF pour 1 euro, alors que les deux monnaies menaçaient de se trouver à parité avant le début des interventions. Au même moment, Kashya passait un ordre d’achat de 500 000 dollars américains. Sur le compte de son mari, mais pas à son insu, apparemment. Lorsqu’elle a été dévoilée, l’affaire a jeté un froid dans la chapelle calviniste de la finance. Un peu comme si l’évêque de Cantorbéry, ayant été divinement instruit de la date du Jugement dernier, avait vendu à découvert les infidèles sur la Bourse de Chicago. Hildebrand s’est forgé une réputation d’excellent technicien à son poste de banquier central : « un animal à sang froid », disent de lui ceux qui reconnaissent ses mérites sans nécessairement lui porter beaucoup d’affection. A notre connaissance, nul ne s’est publiquement hasardé au moindre commentaire sur Kashya. Même pas pour stigmatiser sa vulgarité épicière, dans l’exploitation d’un secret que son époux eût été mieux inspiré de ne pas éventer. En tout cas, après des protestations de bonne foi qui n’auraient même pas abusé un confesseur indulgent, après l’affirmation péremptoire que le Conseil de la Banque lui gardait toute son estime, Hildebrand a bien été obligé de démissionner. L’Institution, pas plus que l’opinion publique suisse, ne pouvaient passer l’éponge sur un tel manquement aux règles du Temple de l’argent.

Du zéphyr à la tornade

S’il était survenu en France, l’événement aurait suscité des torrents d’imprécations sur le dos du couple sulfureux. Pas en Suisse. Ce qui monopolise aujourd’hui l’attention des commentateurs autochtones, avec une virulence inhabituelle chez les Helvètes, c’est l’informaticien de la banque des Hildebrand, qui a dévoilé les transactions du couple. Violer le secret bancaire suisse est très grave ; infiniment plus grave que les pratiques condamnables qu’il s’agissait de dénoncer. A tel point que l’indélicatesse de Hildebrand est tombée aux oubliettes ; ce dernier pourrait même poursuivre en justice l’informaticien, avec la quasi-certitude de gagner le procès. En revanche, pour avoir livré l’information à un ami politique de l’opposition parlementaire (et ancien ministre de la Justice), qui a profité de l’aubaine pour en faire un usage partisan, le délateur a déclenché une véritable tornade. Car s’il est permis en Suisse de professer n’importe quelle opinion, il est absolument interdit de mettre en péril le bien national le plus précieux. Aux dires de certains, la manœuvre serait plus périlleuse pour le devenir du secret bancaire que toutes les offensives internationales, notamment américaines, visant à y mettre fin.

Pas étonnant que la Confédération se trouve dans un état proche de la mobilisation générale, sur fond de crise politique aiguë. Et le chapelet de récriminations s’allonge. C’est maintenant la BNS elle-même qui fait l’objet d’attaques sur la pertinence de sa politique monétaire. Certes, personne ne songe à contester le bien-fondé du plafonnement du cours du franc. Mais nombreux sont ceux qui estiment la mesure trop timorée et plaident pour la défense d’une parité de…1,40 franc pour 1 euro : la requête n’est pas nouvelle, mais elle a gagné en intensité à la faveur des événements. Et de la publication des statistiques du commerce extérieur : les exportations suisses ont beaucoup souffert, l’année dernière, de l’envolée de la devise. Ainsi, la mesquine spéculation d’un VIP de la finance, sans autre effet direct que l’érosion de sa respectabilité, a provoqué des courants d’air qui se sont mutuellement renforcés jusqu’à former une tempête qui ébranle la Confédération. Le dossier est loin d’être clos, même si les autorités tentent de calmer le jeu pour prévenir de dramatiques dommages collatéraux. Quant à eux, les moralistes se réjouiront de constater que la théorie du chaos s’applique à l’éthique professionnelle : un manquement relativement véniel peut provoquer des désordres irréparables. En Suisse, à tout le moins. Pour les autres Etats, on manque encore d’expériences probantes…

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