Le spectre de la banque

Le spectre de la banque fantôme

Une note récente du Centre d’analyse stratégique propose de rendre transparentes les places financières offshore et de doter le shadow banking de la réglementation ordinaire. Des suggestions très pertinentes mais condamnées à demeurer des vœux pieux. Car « il semble difficile d’envisager » la convergence réglementaire…

Il n’y a pas si longtemps, une guerre implacable était livrée aux « paradis fiscaux ». Qu’il était question de terrasser sous un déluge virginal de morale internationale. Reconnaissons que l’offensive a produit quelques effets, essentiellement dans les pays qui ont pour principale et insolente particularité d’être… concurrents directs des Etats-Unis et du Royaume-Uni en matière de tambouille offshore. Les Suisses ont été les premiers visés et les principales victimes de l’agression – encore qu’ils n’aient pas dit leur dernier mot. Paradoxalement, les places les plus sulfureuses se sont offert des indulgences grâce à quelques conventions opportunes et un chapelet de repentirs sincères. Ainsi, le train-train des affaires opaques a-t-il pu reprendre son rythme de croisière, et même forcer l’allure. Car la demande ne cesse de croître : pas seulement de la part des trafiquants de drogue, ceux contre lesquels la France vient de coaliser le G8 afin d’entraver leur petit commerce (et accessoirement confisquer leurs trésors). On croyait benoîtement que la coopération anti-drogue était déjà opérationnelle depuis longtemps : sans doute avait-on mal compris.

La demande paradisiaque la plus forte n’émane pas davantage des bons bourgeois enrichis dans le trafic légal et désireux de soustraire leur magot à la pression fiscale ; les principaux utilisateurs des places offshores sont des institutions, financières ou autres. Ce n’est pas un hasard si les paradis les plus significatifs sont situés dans des dépendances britanniques ou d’anciennes colonies de la Couronne, ainsi que sous des latitudes exotiques parfaitement contrôlées par l’Oncle Sam. La coïncidence est aisée à expliquer : l’industrie financière demeure, et de loin, l’activité la plus lucrative qui soit. Qui justifie la prééminence du bloc anglo-américain plus que la suprématie des armes. Sans Wall Street, sans la City, l’Amérique et l’Angleterre eussent depuis longtemps été réduites à ce qu’elles sont en réalité : des nations d’aristos décavés.

Offshore : périlleux mais lucratif

On doit au Centre d’analyse stratégique (CAS), qui produit décidément beaucoup ces derniers temps, une note d’analyse sur les centres financiers offshore et le système bancaire « fantôme ». Le fameux shadow banking, cet univers qui réunit en particulier tous les intervenants des opérations financières « hors bilan », prêteurs non banquiers, spécialistes de la titrisation, fonds alternatifs et autres champions de l’ingénierie financière. Ce petit monde affectionne l’offshore pour deux raisons : le confort fiscal, bien sûr, comme n’importe quelle multinationale adepte de l’optimisation fiscale. Mais surtout pour la bienveillance réglementaire, les contraintes étant faibles voire inexistantes. Ce qui permet, d’une part, de développer les opérations de crédit sans se soucier du ratio de solvabilité du prêteur (donc sans accroître les fonds propres), et donc de créer des monceaux de dettes qui seront titrisées et serviront à l’adossement de… nouveaux crédits. Une machinerie infernale qui se transforme rapidement en usine à gaz propice au risque systémique, comme on a pu l’observer. D’autre part, en se mettant à l’abri des rigueurs réglementaires, il est aisé d’inventer toutes sortes de produits financiers ésotériques et virtuellement toxiques, susceptibles de contaminer la partie émergée de l’iceberg financier où la réglementation s’impose. A ce jour, plus de la moitié de l’activité financière relève du système fantôme, de même que plus de la moitié des échanges se traite sur les « dark pools », ces bourses virtuelles qui n’ont d’autre loi que… l’absence de règles et de supervision.

A l’exception des opérateurs eux-mêmes, chacun ne pourra qu’acquiescer aux propositions du CAS, visant à briser l’opacité de l’offshore et, globalement, à faire entrer le système fantôme sous le joug de la réglementation (point trop contraignante) qui prévaut dans le monde réel. Mais dans le préambule de son étude, l’organisme avoue par avance la vanité de sa démarche : « S’il semble difficile d’envisager une convergence internationale des normes prudentielles et de la fiscalité, il est indispensable de chercher à mieux maîtriser l’architecture des transactions et les canaux de la création de liquidité mondiale qui alimente des bulles à répétition ». Bien sûr, il est utile de connaître les mécanismes qui prévalent en l’espèce ; mais comme le reconnaissent les rédacteurs eux-mêmes, la finance a toujours une longueur d’avance sur la régulation. D’autant plus que, jusqu’à ce jour, ce sont les acteurs de la finance qui tiennent la plume du régulateur, s’assurant ainsi de ne pas être trop maltraités. Si donc les stratèges du CAS estiment « difficile d’envisager  » une réglementation prudentielle mondiale, s’appliquant à un système financier mondial susceptible de générer un risque systémique mondial, alors n’avons-nous plus qu’à attendre que le ciel nous tombe sur la tête. Car il est évident que toutes les institutions officielles sont présentes dans l’univers du shadow banking, toutes présentes ou représentées dans les dark pools. Elles sont donc engagées jusqu’au cou dans des opérations complexes à effet de levier démentiel, dans des paris insensés qui peuvent leur rapporter (très) gros ou les ruiner. Que l’on ne s’y trompe pas : elles ont renoué avec leurs vieux démons. Si bien que la prochaine crise – mécaniquement inévitable – promet de provoquer des dégâts propres à reléguer Fukushima au rang de plage monégasque. Et qui contamineront derechef toute la planète.

Par Jean-Jacques JUGIE

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