Le syndrome de Philémon

Le syndrome de Philémon

Les Olympiades de la notation se poursuivent dans la frénésie. Et laissent augurer une compétition sans vainqueur : nul Etat n’est objectivement en mesure de conserver le capital de son triple A. L’Oncle Sam est le prochain sur la liste. Avant que les Etats européens ne subissent une dégradation, avec la France en tête de peloton.

Allez donc savoir pourquoi depuis quelque temps, on ne cesse de songer à Philémon, le personnage de BD si attachant que l’on doit au génie surréaliste du dessinateur Fred. En fait, on sait pourquoi : en tombant au fond d’un puits, Philémon atterrit sur le deuxième « A » de l’Océan Atlantique – qui en compte trois, vous avez compris. S’ensuivent des aventures souvent terrifiantes, avant que le héros ne parvienne à s’évader du Monde des Lettres. C’est à-peu-près le même scénario auquel sont désormais confrontés la plupart des pays de la planète : sauf que c’est le « A » qui tombe, ou qui menace de le faire, entraînant ainsi les esprits dans la jungle hostile qu’est le Monde des Notations. A ce jour, notre pays a préservé son capital de solvabilité théorique. Ce que d’aucuns considèrent comme une anomalie, avec des intentions parfois suspectes, certes, mais avec des arguments hélas défendables. La question, si question il y a, est ainsi de préjuger le moment où les agences lâcheront leur verdict – sans invoquer d’erreur, cette fois. Il n’est pas besoin que des faits nouveaux viennent faire de l’ombre à notre réputation : notre ratio d’endettement est entré dans la zone rouge et les « mesures d’austérité » récemment décidées, chichement calibrées à l’aune de la proximité des présidentielles, ne laissent aucun doute à qui que ce soit : l’effort budgétaire est notoirement insuffisant pour infléchir une tendance dangereusement calamiteuse.

Paradoxalement, le signal pourrait venir d’ailleurs. C’est en effet le 23 novembre que l’on attend, aux Etats-Unis, le résultat des travaux de la fameuse « commission bipartisane », celle qui a été chargée d’établir le menu des économies budgétaires à réaliser (1 500 milliards, sur… dix ans), faute pour le Président d’avoir préalablement obtenu un accord politique par les voies ordinaires. Autant dire que pour cette Commission, la probabilité de dégager un consensus est ténue : les factions en présence défendent des positions à ce point contraires que la mise en forme d’un accord « raisonnable » relèverait du miracle…

Focus sur la BCE

Et pourtant, les objectifs fixés à cette Commission sont tout sauf ambitieux. Pour donner une idée du caractère homéopathique des économies projetées, il suffit de les comparer au déficit budgétaire actuel de l’Etat fédéral américain : elles en représentent… 10%. C’est-à-dire que dans l’hypothèse, improbable, où la Commission aboutirait, la dette américaine doublerait peu ou prou sur les dix ans qui viennent. C’est une curieuse conception de l’austérité, que la raison des marchés ne pourrait ignorer en cas d’accord. Et en l’absence de consensus, ce sera le rabot automatique, notamment des dépenses du welfare, dans un contexte où l’agitation sociale a déjà atteint la cote d’alerte. Plus une très forte réduction du budget de la Défense, signant alors l’effondrement de ce qui fait encore l’imperium de l’Oncle Sam. Dans un cas comme dans l’autre, les agences ne pourront différer davantage la dégradation de l’Amérique. Pour faire bonne mesure dans la guerre des monnaies qui ravage la planète depuis de longues années, les agences (de sensibilité anglo-américaine – ou de partialité toute yankee, si l’on préfère) n’hésiteront probablement pas à dégrader la note française dans la foulée, histoire de contenir la dégringolade du dollar. Car si la France perd son brevet d’excellence, c’est tout l’édifice, déjà chancelant, du « sauvetage » européen qui s’écroule. Notamment la crédibilité du Fonds de solidarité, sous-dimensionné par rapport aux besoins prévisibles et principalement capitalisé de… vagues promesses des Etats-membres.

Ce n’est donc pas par hasard que s’intensifie le débat sur la place de la BCE dans le dispositif. L’Allemagne, en phase avec la « majorité Bundesbank » de la Banque, ne veut pas entendre parler d’une dérive comparable à celle de la FED américaine, consistant à monétiser la dette souveraine sans barguigner. Il est exact que les statuts de la Banque centrale européenne ne le lui permettent pas, même si elle a déjà enfreint la règle en achetant sur le marché des paquets d’obligations d’Etats malmenés (dans des proportions à ce jour non précisées). Pour surmonter cet obstacle juridique, les idées ne manquent pas : la France suggère d’accorder une licence bancaire au FESF, de façon à lui permettre de s’abreuver sans limite auprès de la BCE. Mais Dame Merkel s’oppose à une entorse aussi grossière à l’orthodoxie. D’autres étudient en ce moment un chemin plus tortueux mais tout aussi roué : la BCE prêterait… au FMI (elle en a le droit), qui reprêterait aux Etats concernés ou directement au FESF. Sur le plan pratique, cela reviendrait exactement à un financement direct de la Banque européenne. Mais sur le plan des garanties, ce serait très différent, car la caution du FMI est celle de ses 187 actionnaires actuels, en ce compris la Grèce et le Kosovo, par exemple. Impliquer de la sorte le FMI, c’est mouiller dans le sauvetage européen tous les pays du monde. En d’autres termes, c’est faire payer à tous les Etats la casse à venir, en proportion des droits de chacun au Fonds monétaire international. Les Etats-Unis détenant à eux seuls 17,7% du capital, plus un droit de veto, on ne donne pas cher de cette idée lumineuse. Ni, avouons-le, à un quelconque « pare-feu » face à la violence de l’incendie.

Crédits photo : Photos Libres

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