Les investisseurs privés

Les investisseurs privés s’invitent dans le social

Les investisseurs privés s’invitent dans le domaine de l’action sociale, au moment où les financements publics se tarissent. Cet « impact investing » venu du monde anglo-saxon suscite de nombreuses interrogations et craintes. Débat animé, au Forum national des associations et fondations.

« Votre intervention me fait froid dans le dos », réagit un auditeur. Les animateurs de la table ronde consacrée à « l’impact investing » ou « investissement à impact social : changeons de paradigme pour donner à la France toutes les chances de réussir un développement économique inclusif et durable », s’attendaient à des réactions de ce type. Car le 21 octobre, à Paris, lors de cette conférence, tenue dans le cadre du Forum national des associations et fondations, c’est un nouvel acteur qui s’invitait dans le monde de l’action sociale : les investisseurs privés. A la base, « les outils, les solutions, les techniques d’hier ont trouvé des limites. Des acteurs innovent pour remplir de façon différente la mission de répondre à un besoin social », expliquait Anne Ramonda, directrice associée de Ey, cabinet de conseil et audit, qui s’applique à promouvoir ces nouvelles démarches.

Et le nouvel outil, c’est « l’investissement à impact social », actuellement expérimenté dans le monde anglo-saxon. Concrètement, il peut notamment prendre la forme d’ un accord tripartite, noué entre l’acteur public, un opérateur social de terrain et un investisseur qui apporte de l’argent sur un temps long. Si les objectifs prévus par l’accord ne sont pas remplis, par exemple, en matière de création d’emplois, l’investisseur perdra son argent. Si les objectifs sont atteints, il sera remboursé par l’acteur public qui aura réalisé des économies grâce au dispositif. C’est ce qu’explique Joël Pain, directeur associé du secteur finance du cabinet Ey, pour qui ce dispositif « « permet de sortir des schémas coûteux de budget public pour devenir un accord contractuel ». Pour lui, ce type de financement est adapté à diverses situations : il permet d’initier un dispositif social nouveau, mais aussi d’en assurer le développement en assurant le changement d’échelle. Et si cette méthode suppose une évaluation de l’action sociale, de toute façon, argumente Joel Pain, le contexte de diminution des subventions l’impose déjà. « On entre dans une ère de la comparaison et de l’évaluation, où la mesure d’impact va devenir obligatoire. Seuls survivront les structures capables de mesurer ces impacts, de manière démontrable », avance Joël Pain.

Des entrepreneurs sociaux dialoguent

Mesure de l’impact social d’un projet, rentabilité... Ces propos ne déconcertent pas certains acteurs de l’action sociale, les entrepreneurs sociaux. Depuis les années 90, en France, ils ont initié de nouvelles démarches qui conjuguent recherche d’une rentabilité économique et impact social. Mieux, le groupe SOS, leader dans ce domaine, dispose aujourd’hui d’un fonds d’investissement, le Comptoir de l’innovation, doté de 30 millions d’euros. Ce dernier a investi dans une vingtaine de structures, en posant des exigences de pérennité économique -et donc de rentabilité- et d’ impact social. En effet, pour Louise Swistek, directrice des investissements du Comptoir de l’innovation, la rentabilité d’une démarche assure sa pérennité et, partant, son impact social. « Les deux sont imbriqués et se renforcent l’un l’autre », estime la directrice. Du côté des élus, la démarche du Comptoir de l’innovation a ainsi convaincu Alexandra Siarri, adjointe au maire de Bordeaux, en charge de la cohésion sociale et territoriale : elle est en train de mettre sur pied un incubateur avec le fonds d’investissement. En effet, en matière de politique publique, « il est évident qu’il faut bouger les lignes », estime l’élue, qui évoque problèmes budgétaires et évolutions sociétales.

Quant à Charles-Edouard Vincent, acteur expérimenté de l’action sociale, qui a fondé en 2007 Emmaüs Défi, structure d’insertion par l’emploi, il se montre ouvert au dialogue avec les investisseurs, à certaines conditions. Aujourd’hui, il a, en effet, développé un nouveau projet, « Lulu dans ma rue », sorte de conciergerie de quartier qui loge dans les kiosques à journaux, et à laquelle les habitants s’adressent pour de petits services, comme sortir le chien ou porter une valise. Autant de services rendus par les « Lulus », pour beaucoup au RSA (Revenu de solidarité active), ou au chômage. Lors de la première étape du projet, Charles-Edouard Vincent a été financièrement accompagné par des fondations. Aujourd’hui, il s’agit de déployer le dispositif dans les nombreuses villes qui l’ont contacté. A ce stade, « il est évident qu’il va falloir trouver des investisseurs qui partagent cette vision où l’économique est au service du social », explique-t-il.

« La viabilité économique, et non la maximisation du profit »

En dépit de ces ouvertures, les inquiétudes et les doutes sont nombreux, sur le social investing. Ainsi, pour Alexandra Siarri, « techniquement, ce type de dispositif est très complexe à mettre en oeuvre ». Illustration, avec une problématique sociale comme l’emploi, plusieurs entités publiques sont concernées avec les CCAS, les Centres communaux d’action sociale, les Conseils départementaux, Pôle emploi... ce qui rend les montages potentiels compliqués. Louise Swistek, apporte plusieurs bémols à la portée de ces financements. Pour elle,« l’idée n’est pas de remplacer un mode de fonctionnement quand cela marche, mais plutôt de financer un programme innovant ».

Concrètement, ces nouveaux types d’investissement peuvent se révéler utiles sur un projet nouveau pour lequel la collectivité ne dispose pas de budget. Mais une fois l’efficacité du projet prouvée, la collectivité pourrait reprendre le relais. Par ailleurs, Louise Swistek rappelle l’importance d’une bonne gouvernance de ces montages, qui prévoit par exemple un réinvestissement d’une partie des profits dans l’objectif social. Charles-Edouard Vincent, lui, se montre très prudent. « Ce qui m’anime, c’est de construire quelque chose qui marche et qui soit utile. L’objectif, c’est la viabilité économique, et non la maximisation du profit. C’est quand on commence à vouloir maximiser le profit que cela se gâte (…) Dix ans passés à Emmaüs m’ont montré qu’il fallait faire attention à cette question des résultats, qui sont très complexes à mesurer. Le vrai sujet, c’est la mesure de l’impact social », estime-t-il, mettant en garde contre des effets collatéraux, comme une création d’emploi qui peut venir cannibaliser du travail existant. L’autre sujet, c’est donc celui de la gouvernance. Et dans le cadre de son projet « Lulu dans ma rue », si Charles-Edouard Vincent envisage une collaboration avec des investisseurs, c’est en prenant ses précautions, pour éviter que les critères financiers ne prennent le dessus. « Les forces de l’économie sont tellement puissantes que si dans la gouvernance il n’y a pas de garde-fous prévus, c’est très dur de résister », met-il en garde.

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