Les salaires en fourchett

Les salaires en fourchette

Les managers sont-ils trop payés ? Tout dépend de qui pose la question. Pour le salarié du bas de l’échelle, la réponse est évidente. Elle l’est tout autant pour l’actionnaire : les bonus somptuaires du manager sont l’option la moins coûteuse pour l’entreprise. On en revient ainsi à l’interrogation fondamentale : quelle est la finalité de l’entreprise ?

Nul doute que la question des salaires soit capitale dans nos sociétés. D’abord parce que les revenus du travail salarié constituent l’essentiel des ressources des ménages. Or ces mêmes ménages, par leur consommation, contribuent à la plus grosse partie de la croissance de leur pays. Ensuite, parce que les rémunérations sont généralement le poste le plus lourd dans la comptabilité des charges de l’entreprise. Leur poids relatif est donc fondamental pour l’appréciation de la « compétitivité » des firmes, devenue l’obsession consensuelle sur la planète entière. Une entreprise est dite compétitive dès lors qu’elle offre ses produits ou services à des conditions concurrentielles, tout en assurant un retour élevé aux actionnaires. C’est en termes de marché que s’apprécie cette compétitivité : une démarche complètement cohérente avec la logique économique dominante.

Il ne faut donc pas s’étonner si, après la traditionnelle « chasse au gaspi » qui marque les périodes de frimas budgétaires dans les entreprises, la seule variable d’ajustement disponible soit la masse salariale. Les années récentes et la période actuelle en témoignent largement : des réductions d’effectifs importantes et une charge de travail accrue pour les personnels résiduels. Tout en comprimant l’évolution des salaires – à l’exception notable de l’Allemagne, dans les pays de l’OCDE, où décision a été prise de mettre fin à la « modération salariale » que connaît le pays depuis plus de dix ans. Il en résulte que partout, ou presque, la potion de l’austérité est appelée à se généraliser, sous la forme d’une grande pingrerie dans la création d’emplois et d’une évolution parcimonieuse des salaires nominaux. Toutes choses égales par ailleurs, bien entendu, c’est-à-dire si la tendance dépressive se maintient en l’état.

La morale fordiste

C’est dans ce contexte qu’intervient la volonté gouvernementale, populaire mais controversée, de contenir l’échelle des salaires dans un rapport de 1 à 20. Une règle qui s’appliquerait d’autorité dans les entreprises publiques ; une règle dont la mise en place serait « souhaitée » dans celles où l’Etat est minoritaire, avec l’espoir qu’elle fasse tache d’huile dans toutes les autres firmes, cotées ou non. Il est tout-à-fait vraisemblable que cette thématique prenne de l’importance un peu partout. Pas au motif que la France serait le phare du monde en matière managériale, ou que son nouveau Président aurait acquis une aura de gourou. Mais tout simplement parce que la baisse des rémunérations du staff, devenues pharaoniques, procède du même souci de l’actionnaire d’améliorer la compétitivité de son investissement, à savoir d’obtenir un meilleur retour sur son capital.

Il ne faut pas croire que les préoccupations relatives aux revenus de l’encadrement soient nouvelles, ni spécifiquement françaises. Cela fait maintenant quatre ans que le sujet fait l’objet d’une navette parlementaire en… Suisse, où la question sera finalement tranchée par les urnes : les bonus supérieurs à 3 millions de francs seront-ils, ou non, exclus du champ des charges déductibles pour les entreprises ? Comment aborder le thème épineux des rémunérations réputées excessives ? L’approche par la fiscalité ne fait manifestement pas l’unanimité, mais il est intéressant de comprendre l’état d’esprit de la critique suisse dans la volonté de réforme. Ecoutons un élu centriste cité par le quotidien Le Temps : « Cette initiative est la mauvaise méthode pour lutter contre les salaires élevés. Au lieu de renforcer les droits des actionnaires, cela ne fait que les mettre sous tutelle ». Le message d’un politique modéré est clair : il n’est pas question de morale, calviniste ou autre, dans la « lutte contre les salaires élevés ». Cette lutte semble un objectif souhaitable pour l’élu concerné, mais dans le but avoué de « renforcer les droits » des actionnaires. Dans la perception contemporaine de l’ordre du monde, où que l’on se situe, les prérogatives de l’actionnaire supplantent tout autre considération.

De ce fait, si l’initiative du gouvernement français – lequel n’est pas au bout de ses peines dans la mise en musique de sa partition salariale – passe dans l’opinion pour une mesure de justice, de morale sociale et de lutte contre les arrogantes prétentions des élites, elle se révèle, dans la réalité, être conforme aux attentes insatiables des actionnaires. Lesquels estiment devoir mettre un terme à l’escalade des prétentions financières de leurs mercenaires du management. Va-t-on assister à un basculement des alliances anciennes, dans lesquelles le staff faisait cause commune avec l’actionnaire ? Cette perspective semble peu probable. En cas de généralisation de la règle de « 1 à 20 », les dirigeants d’entreprise auraient un intérêt personnel à ce que les plus basses rémunérations soient nettement relevées. Ce serait un processus assurément vertueux, du point de vue d’une distribution plus égalitaire des revenus. Mais il coûterait beaucoup plus cher à la firme que les bonus somptuaires de ses dirigeants, réduisant d’autant les espérances de l’actionnaire. On en revient ainsi toujours à la même question : quelle est la finalité de l’entreprise ? Dans le système dominant, la réponse est claire : c’est le profit. Exclusivement. Il en résulte que l’on peut se hasarder à une prophétie : les salaires de l’encadrement vont certainement se resserrer. Mais ceux du staff demeureront princiers, pour une raison simple : c’est l’option la plus rentable pour l’actionnaire.

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