Loi US contre morale (...)

Loi US contre morale suisse

Le monde de la finance n’est pas le temple de la morale, on le sait. Il n’est pas non plus l’exemple le plus édifiant du respect de la loi. Ainsi, la croisade des autorités américaines contre les paradis bancaires peut passer pour salutaire. Sauf qu’en pilonnant la banque suisse, les USA témoignent moins de vertu que de mauvaise foi.

On ne peut s’empêcher d’avoir une pensée émue pour Konrad Hummler, ex-dirigeant de la banque suisse Wegelin, doyenne des institutions helvétiques avant sa récente fermeture définitive : l’artillerie procédurière américaine a eu raison de l’insolence de Hummler à l’égard des Yankees. A double titre : pour avoir accompagné des ressortissants américains dans l’évasion fiscale, motif officiel de la déchéance. Et surtout - motif officieux - pour avoir notoirement déconseillé la détention de créances en dollars après la chute de Lehman Brothers. L’Oncle Sam ne pouvait pardonner un tel outrage au prestige de sa monnaie et à ses prétentions de souveraineté universelle.

Car dans le paysage bancaire suisse, le Dr Hummler faisait figure de statue du Commandeur : stratégiste au talent avéré (ceux qui ont collectionné son commentaire mensuel d’investissement peuvent en témoigner), homme de convictions (quant aux vertus du libéralisme et à la sacralité du secret bancaire), débatteur redoutable au verdict… tranchant – entendons par là que la litote n’a jamais été sa figure de rhétorique préférée. Et un authentique banquier : les associés de la banque Wegelin étaient indéfiniment responsables sur leurs biens personnels. L’amende qui leur a été infligée n’a été payée ni par des actionnaires passifs, ni par les contribuables, ni par les clients ; elle n’a peut-être pas totalement saigné à blanc les associés, mais elle a sans doute méchamment écorné leur fortune après les avoir humiliés. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de défendre une pratique illégale. Le chroniqueur ne veut pas s’exposer à une procédure judiciaire pour apologie de l’évasion fiscale. Mais il faut bien comprendre que dans l’esprit de tout banquier suisse digne de ce nom, le devoir de l’individu est de protéger le patrimoine familial contre toute agression, fût-elle fiscale et à ce titre légale. Et le devoir du banquier est d’épauler loyalement son client en toutes circonstances. Selon l’approche calviniste de l’argent, les gouvernements passent mais les fondements de la liberté individuelle demeurent. On reste convaincu que sa condamnation n’a pas fait dévier le Dr Hummler de ses convictions. La posture nous rappelle celle du Dr House, médecin de fiction dans la série télévisée éponyme, lorsque le décès du patient vient confirmer son diagnostic contesté...

Loi du fort, morale du faible

Personne ne doute que les métiers de la finance aient de tout temps fait mauvais ménage avec la morale. Et accessoirement avec la loi, mais ils ne sont pas les seuls dans ce cas. Tout au plus peut-on se montrer circonspect quant à la bonne foi vertueuse des autorités américaines, face aux banques étrangères en général, et suisses en particulier, sur des questions aussi controversées que les règles fiscales. D’abord parce que les USA entretiennent quelques paradis en leur sein, et n’ont pas hésité à rendre licite, pour leurs multinationales, la pratique de cagnottes off shore permettant en particulier de financer la corruption (indispensable, semble-t-il, à la conclusion de certains gros contrats). Ensuite parce qu’en matière de bidouillages sulfureux, les banques américaines n’ont apparemment de leçons à recevoir de personne. Sur le seul terrain de l’affaire des crédits subprime, catalyseur de la plus grosse crise financière de tous les temps, les établissements américains sont directement responsables de l’intégralité du scénario : la distribution de ces crédits, d’abord, en infraction avec les règles élémentaires de l’appréciation du risque ; leur titrisation, ensuite, afin de planquer ces créances pourries sous du papier plus présentable ; leur cession à des investisseurs comme placement pépère à forte rentabilité supposée ; enfin, la spéculation à la baisse, pour leur propre compte, sur ces titres qu’elles savaient promis à un destin funeste. Dans la langue commune, de telles pratiques relèvent de la grande truanderie. Dans la loi américaine ordinaire, c’est beaucoup moins évident – ce pourquoi les firmes paient des honoraires pharaoniques à leurs avocats.

On se souvient de la répartie inoubliable du CEO de Goldman Sachs, lors de son audition par le Sénat : nous sommes banquiers ; notre job, c’est l’argent, pas la morale, avait-il répondu, en substance, à l’émotion des élus face à un comportement de voyous. On sait ce qui a résulté d’une aventure qui n’a pas encore pris fin : les contribuables du monde entier ont déboursé des milliers de milliards de dollars pour sauvegarder le système financier. Et tout récemment, les banques incriminées ont fini par transiger sur les amendes sanctionnant leurs manquements. En milliards de dollars, ce qui n’est pas rien, mais pas grand chose en regard des profits qu’elles ont tirés de leurs manigances. Mieux encore, l’assureur AIG, en son temps sauvé de la banqueroute par une énorme perfusion de fonds publics, attaque maintenant l’Etat fédéral, afin que lui soit restitué le profit (rikiki) réalisé par le Trésor après la cession de ses titres, comme résultant de l’enrichissement sans cause. Ce qui s’appelle ajouter à un profil d’escroc celui de gougnafier. Dans tous les cas, les dirigeants de ces firmes n’ont pas été inquiétés : ils sont toujours en poste et continuent d’accumuler leurs bonus extravagants, merci pour eux. Hummler, lui, a payé de ses deniers pour des peccadilles – en regard des méfaits de ses homologues américains. Et sa banque a disparu. Voilà pourquoi il est permis de juger honorable la morale minoritaire d’un banquier suisse, lorsqu’elle contrevient à la règle dominante concoctée par des législateurs roués, au profit de congénères vulgaires.

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