Pour la rente perpétuelle

Pour la rente perpétuelle

Le premier ministre britannique a jeté un pavé dans la mare en proposant d’émettre des obligations à très long terme. Les tensions actuelles sur les marchés ne favorisent guère une telle initiative. Mais l’idée pourrait se révéler très pertinente pour pacifier la planète financière : transformer l’ensemble des dettes souveraines en rentes perpétuelles.

Il a fait son petit effet, David Cameron, en annonçant que le Royaume de Sa Très Gracieuse Majesté envisageait d’émettre des emprunts sur une durée de… 100 ans. Entendons par là que les réactions ont été plutôt négatives, tout particulièrement dans la presse économique britannique. Voilà qui contraste singulièrement avec l’enthousiasme des marchés, en 2005, lorsque la France émit une OAT à échéance de 2055, arrachant ainsi le record sur l’échelle de la maturité des emprunts souverains. Cette différence de perception ne tient pas seulement au fait que notre pays disposait, à l’époque, d’une signature prestigieuse. Alors que celle de l’Angleterre est aujourd’hui discutée, comme, du reste, celle de presque toutes les nations de la planète. Mais en 2005, l’ingénierie financière bouillonnait encore d’inventivité et produisait à la chaîne des dérivés de crédit plus ésotériques les uns que les autres. Sur une très longue durée, la magie de l’actualisation génère un effet de levier spectaculaire et autorise donc de passionnants bricolages. Les fonctionnaires du Trésor français se sont ainsi montrés inspirés, en profitant d’une fenêtre d’opportunité qui s’est depuis complètement refermée.

Admettons qu’en ces temps-là, finalement pas très lointains, rares étaient les analystes à émettre des réserves sur la solvabilité future des grands Etats. Et ceux qui s’y sont risqués n’ont pas été écoutés. Peut-être même ont-ils été purement et simplement virés : quand la finance est en effervescence, les trouble-fête sont mis au piquet. Depuis lors, on a pu observer que les Etats ont emprunté sur des durées de plus en plus courtes. D’abord pour profiter d’une forte détente du prix de l’argent à court terme. Ensuite pour s’adapter aux exigences des investisseurs : avec la survenance de la crise, chacun a compris qu’il devenait de plus en plus risqué de prêter aux gouvernements. Les créanciers se sont donc mis à snober les obligations à long terme ; quant au très long terme, il ne pouvait en être question. Pas étonnant que dans ce contexte, la proposition de Cameron soit tombée à plat.

Rente à l’ancienne

Pourtant, il n’est pas impossible que les Etats renouent avec les pratiques ancestrales de la rente perpétuelle. Chez nous, c’est François 1er qui l’instaura dans les comptes publics, mais elle était déjà largement en usage dans le secteur privé (la « rente à prix d’argent »). Notamment avec des arrérages payables en nature, afin de contourner la prohibition vaticane du prêt à intérêts, dont la licéité ne sera reconnue par le droit canon qu’en 1830. Voilà donc longtemps que les gestionnaires publics ont admis que l’Etat avait un besoin permanent et durable de ressources financières, outre celles provenant de l’imposition. Si l’on se rapporte à une longue période, la dette des pays développés est en constante augmentation, dans des proportions plus importantes que l’évolution du PIB. Sur le dernier quart de siècle écoulé, le recours systématique à l’emprunt à fini par conduire au surendettement généralisé, qui prévaut un peu partout dans le monde. Puisque les Etats lèvent chaque année des capitaux, à la fois pour financer les besoins nouveaux et pour rembourser les dettes anciennes venues à échéance, l’endettement public est bien constitué de rentes perpétuelles. La durée des emprunts publics est donc une fiction consensuelle, car le capital emprunté n’est que très exceptionnellement amorti sur les ressources disponibles. En ce sens, on peut considérer comme totalement absurde le fait que les obligations et les bons du Trésor soient assortis d’une échéance d’amortissement. Certes, le mode opératoire actuel permet de répartir les emprunts sur des maturités diversifiées, donc à des taux d’intérêt différenciés, en fonction des conditions du marché. Mais l’inconvénient collatéral est évident : l’argent à court terme étant ordinairement moins cher que sur de longues périodes, la tentation permanente est de raccourcir la durée des émissions. Ce qui oblige à revenir souvent sur le marché, pour des montants élevés.

Dans les périodes de tension comme celle que nous traversons, il n’est pas très confortable, pour un émetteur dont la signature n’est pas immaculée, de se présenter continûment aux guichets. Car il peut se voir imposer des taux de combat (ou des taux assassins, comme on l’a observé récemment avec la Grèce). Si les emprunts antérieurs avaient été émis sous forme perpétuelle, ce qu’ils sont en réalité, l’intérêt moyen à payer serait peut-être plus élevé (encore que cela ne soit pas certain), mais les besoins de financement seraient chaque année limités à la couverture des nouveaux déficits. Les appels au marché seraient ainsi considérablement plus limités et donc peu susceptibles d’engendrer des crises aiguës. La technique des emprunts perpétuels n’a pas disparu, au contraire : elle est largement utilisée dans les entreprises, notamment les banques, sous la forme de TSDI (titres subordonnées à durée indéterminée). Ces titres sont des quasi-fonds propres, car amortissables au seul gré de l’émetteur. Perpétuels, en somme. Voilà une piste à creuser pour la restructuration générale (et inévitable) des dettes souveraines : les transformer en rente perpétuelle. A taux raisonnable, mais avec des garanties solides. Le système financier y gagnerait à la fois transparence et sérénité. D’accord, les créanciers actuels y perdraient de l’argent. Mais quoiqu’il arrive, c’est ce qui leur pend au nez.

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