Sous le signe du cygne

Sous le signe du cygne

Les avancées technologiques permettent assurément des prouesses. Comme pomper du pétrole en pleine mer, à plus de cinq kilomètres de profondeur. Mais en cas de pépin, les dégâts sont à la hauteur de l’exploit. L’ingénierie financière permet de tutoyer les frontières de la quatrième dimension. Mais en cas de bug, les cygnes noirs prennent leur envol.

Il y aurait donc des similitudes insoupçonnées dans le fonctionnement de deux industries a priori très dissemblables : celle du pétrole et celle de la finance. Ou plus exactement, ces deux secteurs partagent des caractéristiques communes dans les périodes exceptionnelles : quand les affaires sont bonnes, les profits sont mirifiques. Mais lorsque se produit un pépin, il prend rapidement l’allure d’un cygne noir, ainsi nommé l’événement rare et imprédictible aux conséquences catastrophiques. Il n’y a pas grand-chose qui émeuve les compagnies pétrolières : la demande ne pouvant se tarir, toute période de basse conjoncture n’est, au pire, qu’un mauvais moment à passer, avec la perspective de bénéfices modérés. Un conflit dans les zones de production peut certes compromettre l’approvisionnement ; mais en attendant que les choses se tassent, les cours flambent en générant des super-bonus. Et la raison finit toujours par triompher des révolutions pétroleuses – quand ce n’est pas la raison des compagnies qui les a déclenchées. En revanche, l’extraction et le transport du brut sont sujets à des incidents fréquents, dont les plus graves peuvent tourner au cauchemar. Un supertanker qui s’échoue près des côtes, une plateforme qui vomit en mer, et la situation devient rapidement incontrôlable. Les dégâts peuvent alors prendre des proportions monstrueuses, comme ceux ayant résulté, naguère, de la marée noire en Louisiane : la compagnie BP a provisionné 30 milliards de dollars au titre de sa responsabilité dans l’affaire, ce qui est déjà beaucoup d’argent. Ce montant ne représente toutefois « que » trois années de dividendes, ce qui ne lui met pas le genou à terre. A cette réserve près que les procédures ne sont pas closes et rien ne garantit que les tribunaux n’alourdiront pas considérablement l’addition : les dommages occasionnés sont, pour certains d’entre eux, incalculables.

On ne peut donc désormais exclure que l’une ou l’autre des grandes compagnies, pourtant réputées insubmersibles, puisse un jour prochain disparaître sous le poids d’une ardoise pharaonique infligée par les autorités judiciaires. Voilà pourquoi la fuite de gaz sur une plateforme exploitée par Total, en mer du Nord, a glacé le sang des Boursiers : le risque d’explosion pourrait enchaîner une litanie d’embarras majeurs, certains identifiables, d’autres sans précédent. L’opinion publique étant désormais très remontée contre les accidents imputés à une confiance excessive dans les technologies mises en œuvre, et à l’accusation d’une approche parcimonieuse de la sécurité, il ne fait pas de doute que les sanctions infligées aux responsables vont devenir de plus en plus lourdes. En cohérence avec les préceptes de l’économie de marché : plus une activité est rentable, plus elle est risquée.

La banque et le cygne

En parallèle, les métiers d’argent sont également susceptibles de dégager des profits considérables. Mais pas sans risques, comme nous l’ont rappelé les désordres récents, et toujours présents, du système financier. Ce dernier fait logiquement l’objet d’une attention soutenue de la part des autorités publiques, comme les majors du pétrole : une défaillance de leur part emporte en effet une dimension systémique, avec des dommages collatéraux potentiellement imprévisibles, mais assurément douloureux. Dans un tel contexte, en Europe, la BCE s’est finalement résolue à pratiquer ouvertement le même sport sulfureux que la FED américaine avec ses assouplissements quantitatifs, autrement appelés recours à la planche à billets. Certes, l’approche européenne est un peu moins ostensible que celle de son homologue yankee, mais les effets sont identiques : en deux allocations successives, la BCE a ouvert aux banques commerciales un crédit de plus de 1 000 milliards d’euros, à échéance de trois ans et à des conditions très amicales. L’argument principal d’une telle mesure, c’est de suppléer le marché interbancaire, lequel est capot depuis que les établissements n’ont pas plus confiance en leurs confrères qu’en eux-mêmes. Ce discours est recevable : pour que le système bancaire puisse satisfaire aux exigences de financement de l’économie, il faut bien qu’il puisse accéder aux liquidités nécessaires. L’ennui, c’est que les comptes n’y sont pas. Faute de vouloir alimenter le marché interbancaire, les banques rapatrient en effet leurs excédents à la BCE, en dépit de conditions peu avantageuses. L’ordre de grandeur de ces dépôts se maintient autour de 500 milliards d’euros, ce qui est déclaré énorme par les observateurs, alors que c’est trop peu, si les facilités accordées par la Banque centrale ont pour objet exclusif de remplacer le marché interbancaire. A vue de nez, on dirait que les banques européennes sont à découvert de 500 milliards…

Car en termes de financements à l’économie, c’est plutôt la contraction, tant à l’égard des entreprises que des particuliers. Seuls les emprunts souverains ont encore la cote, notamment de la part des banques les plus mal en point de l’Eurozone : les espagnoles, les portugaises et les italiennes, qui soutiennent ainsi les émissions nationales. Au risque de prendre une purge supplémentaire, si lesdits pays devaient suivre le scénario grec (hypothèse plus que probable). Bref, un nuage de gaz survole la mer du Nord et menace la santé insolente de Total ; un autre nuage pourrait exploser sur les pays du Sud et intoxiquer l’Europe tout entière. On ne sait s’il faut l’imputer aux désordres climatiques, mais les cygnes noirs volent bas, en cette saison.

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