Taux : les risques de l’arbitraire

Première firme mondiale de gestion obligataire, Pimco affiche des performances très décevantes, après une longue série de succès. Faut-il croire que Bill Gross, CEO redouté et gestionnaire adulé, a perdu ses remarquables talents ? Ce n’est pas sûr. Peut-être a-t-il eu raison trop tôt dans ses anticipations du krach de la dette.

Sur la planète financière, Bill Gross monopolise le devant de la scène depuis quelques mois. Mais il y est connu, et reconnu, depuis longtemps : ses talents de gestionnaire obligataire lui valent une place équivalente à celle qu’occupe Warren Buffet sur le marché des actions. Voilà plus de 40 ans qu’il a cofondé la firme Pimco, avec pour principal partenaire l’assureur Allianz. L’institution gère désormais près de 2 000 milliards de dollars d’actifs : grâce à ce statut de premier investisseur de la planète, les avis de Pimco – par le canal de son CEO Bill Gross – sont nécessairement écoutés et décortiqués sur tous les marchés du monde. D’autant que le fonds vedette de la maison (Pimco Total Return) affiche une performance historique remarquable dans la catégorie des valeurs à revenu fixe : une moyenne annuelle de 6,5% sur 15 ans, voilà qui est peu commun. A ceci près que depuis l’année dernière, il semble que Bill ait perdu sa baraka. La gestion affiche des résultats médiocres et les divers fonds subissent des retraits importants et récurrents. Il faut reconnaître que sur la même période, le marché des actions s’est révélé beaucoup plus sexy que celui des obligations. L’année de ses 70 ans aura été pour Bill celle des malédictions : Bob, sa chatte préférée, est morte de vieillesse ; pire encore, son second depuis près de quinze ans et successeur présumé, Mohamed El-Erian, l’a brutalement abandonné pour intégrer Allianz, sans autre explication que celle d’être « fatigué de ramasser ses m… ». Voilà ce qu’il advient d’un couple présumé uni, lorsque les taches ménagères sont mal réparties…

Les banques centrales ont la main

Déjà, sur l’exercice précédent, Gross s’était répandu en imprécations, en même temps que ses performances se détérioraient. Il soutenait alors que les bonds américains ne valaient pas mieux que les obligations grecques, et que la maison Amérique était gérée comme un claque de quartier. Un jugement sans doute légèrement teinté d’outrance, mais assez défendable dans l’esprit – sous pilotage US, le système financier international est effectivement devenu la Cour des miracles. Et la dette souveraine de l’Oncle Sam a atteint des sommets himalayens. En foi de quoi Pimco s’est-il largement défait des emprunts américains, sans que cet arbitrage (probablement plus modeste qu’annoncé) lui ait valu de meilleurs résultats de gestion. L’Amérique n’apprécie guère que ses ressortissants critiquent l’excellence de ses valeurs – morales ou financières. Elle les apprécie d’autant moins de la part d’un gourou qui a perdu la main pour multiplier les petits pains. Quoi qu’il en soit, les avis d’un spécialiste patenté des obligations valent que l’on ne les néglige pas. Et il convient de s’interroger sur les raisons qui ont pu dérouter Bill Gross au point de lui faire perdre son intelligence légendaire du marché.

La première hypothèse ne plaide pas en sa faveur. Elle résulte d’une simple observation du cycle des taux d’intérêt. Pimco a commencé à constituer ses fonds dans une phase où les taux d’intérêt étaient historiquement élevés : ils ont culminé au début des années 1980, avec l’action vigoureuse de Paul Volcker, alors président de la FED, décidé à tordre le cou à l’inflation galopante. Souvenons-nous que l’emprunt US à dix ans offrit jusqu’à 16% de rendement en 1982. Depuis lors, les taux longs se sont inscrits dans une phase trentenaire de repli régulier : un contexte qui favorise mécaniquement la valorisation des créances à taux fixe. De ce fait, la performance durant cette période serait principalement imputable au cycle « naturel » des taux. A ceci près toutefois que Pimco a obtenu des résultats supérieurs à la moyenne de la catégorie, ce qui témoigne indiscutablement de son expertise. Seulement voilà : la fin prévisible du cycle de baisse a été contrariée par la politique très agressive de la Banque centrale américaine – laquelle perdure en dépit de l’amorce d’une reprise aux Etats-Unis. Le lien traditionnel de proportionnalité inverse entre la croissance et les taux d’intérêt a ainsi été rompu : l’anticipation du prix futur de l’argent ne repose plus qu’accessoirement sur des facteurs tangibles – comme la santé économique du pays. Il y a en effet matière à perturber un gestionnaire rationnel.

La deuxième hypothèse repose sur ce constat : le marché mondial de la dette constitue un défi au bon sens. Car pour qui sait compter, il est évident que le stock actuel des emprunts n’a aucune chance sérieuse d’être amorti dans les conditions espérées – c’est-à-dire avec un ratio de défauts « normal » (au sens statistique). Ne serait-ce que pour les dettes souveraines : la fraction surnuméraire (celle qu’il faudrait raisonnablement répudier) représente entre le tiers et la moitié du stock global, selon le degré d’optimisme des analystes. Là encore, c’est l’action des Banques centrales (par leurs « assouplissements quantitatifs » divers) qui masque la déroute financière des Etats. Ainsi, il est probable que les gestionnaires de Pimco aient anticipé d’importants désordres sur le marché des dettes souveraines, par le recours massif aux CDS (ces contrats d’assurance contre le défaut de paiement). L’ennui pour eux, c’est que les embarras majeurs (objectivement inévitables) ne se sont pas (encore) produits. De ce fait, les mauvaises performances de Pimco ne reflètent pas nécessairement la perte de lucidité de son CEO. Mais elles illustrent cet adage immémorial des gestionnaires : il est souvent très coûteux d’avoir raison trop tôt.

Visuel : © Emilian Robert Vicol

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