Un monde délabré

Un monde délabré

Au moment où la crédibilité de l’Europe est mise à mal, les Américains concluent in extremis un « accord » sur la dette du pays. Evitant ainsi à l’Oncle Sam la honte d’un incident de paiement. Mais sa signature n’en est pour autant pas restaurée : au contraire, son insolvabilité est maintenant attestée. Nous sommes tous des Athéniens…

On se souvient que lors de son accession à la présidence, Obama fut qualifié par certains commentateurs de possible « Gobatchev américain », un réformateur convaincu qui promut sans succès perestroïka et glasnost, mais dont l’action aboutit à l’implosion de l’URSS. Jugé sur ses discours de campagne, Obama pouvait en effet être considéré comme celui par qui le système ancien allait subir un toilettage salutaire : « oui, on peut » répétait-il alors jusqu’à la nausée. Et puis, une fois installé, le Président n’a cessé de nourrir le désenchantement de ses supporters : Obama est sans conteste un orateur charismatique, mais pas un réformiste, et probablement pas un « démocrate » au sens progressiste que lui donne son parti. Sur de nombreux sujets brûlants, ses décisions ont été strictement conformes à celles qu’eût prises son prédécesseur Bush : sur la guerre « stupide », le renforcement des moyens en Afghanistan ; sur la fermeture promise de Guantanamo, une pitoyable reculade : aucune prise sur le complexe militaro-industriel, qui constitue de longue date un insatiable Etat dans l’Etat.

Quant à l’action économique, sa stratégie a été totalement harmonisée aux souhaits exprimés par Wall Street, bien que la finance américaine eût été convaincue de brigandage éhonté et de torpillage délibéré du système économique. Si bien qu’après avoir chargé la barque budgétaire des décombres généreusement abandonnés à l’Etat par la nébuleuse bancaire, les finances publiques yankees ont acquis un profil grec : un stock de dette à 100% du PIB et un déficit d’exécution autour de 10% de ce même PIB. D’où la nécessité de faire voter en hâte un nouveau plafond de la dette, dont le niveau est encadré par la loi. Une procédure qui, sans être courante, n’a rien d’exceptionnel : en temps ordinaire, la question se règle comme une formalité. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : à cause de la situation des finances publiques, dont le déséquilibre est inédit en temps de paix ; à cause de la crise économique qui provoque une montée de l’exaspération, concrétisée par la mouvance protestataire « Tea Party » ; à cause de la proximité des prochaines élections présidentielles, qui favorise toutes les manœuvres de déstabilisation de l’adversaire. C’est du reste sur ce dernier critère que la presse américaine a principalement glosé : qui est gagnant dans la partie de bras-de-fer qui a nourri le psychodrame récent ? Ramener le problème à cette seule interrogation politicienne est plutôt navrant. Si l’on est incapable de discerner un quelconque vainqueur dans cette pitoyable passe d’armes, on peut sans risque d’erreur désigner un vaincu : les Etats-Unis eux-mêmes. Et avec eux bien d’autres Etats qui auront à souffrir des grands désordres prévisibles.

Une vraie-fausse solution

Quel était l’enjeu ? Tout le monde était bien conscient de la nécessité de rehausser le plafond de la dette, dès lors que l’Etat fédéral se trouvait à court de ressources. Sur le plan interne, la question était de fixer les conditions sous lesquelles de nouveaux crédits seraient sollicités. Pour les Républicains, la seule contrepartie possible consiste à laminer les dépenses, sans majorer l’imposition. En son sein, la frange droitière dure, celle représentant le Tea Party, exigeait même de massacrer les dépenses médicales et sociales : le Tea Party appartient à la philosophie libertarienne, celle qui veut réduire le périmètre de l’Etat à des dimensions lilliputiennes. Les Démocrates prônent le rétablissement des comptes par une augmentation de la pression fiscale sur les contribuables les plus riches et sur les profits des firmes. Tout en conservant les bases (modestes, aux USA), de l’Etat-providence. De ces positions irréconciliables, il a résulté, in extremis, le vote d’un dispositif quasiment conforme aux exigences du Tea Party. C’est-à-dire qu’en fait de compromis, Obama s’est de nouveau couché devant ses adversaires.

Cette combattivité de « mollusque » nous importerait peu, s’il n’y avait de lourdes conséquences externes audit « compromis ». Le principe général de l’accord est le suivant : une rallonge d’emprunt est autorisée de façon à pouvoir assurer la trésorerie jusqu’aux prochaines présidentielles, moyennant l’engagement d’abaisser les dépenses d’un montant au moins équivalent (par fractionnement sur dix ans). Les modalités assorties à une première tranche d’environ 1 000 milliards de dollars seraient déjà négociées (sans grandes précisions sur le sujet). Pour le solde de 1 500 milliards, une commission bipartisane sera nommée afin d’élaborer le consensus… qui est aujourd’hui impossible. En d’autres termes, on continue la fuite en avant et on pousse les problèmes irrésolus sous le tapis vert d’une commission – un animal à quatre pattes de derrière, selon la définition lucide de l’écrivain John le Carré. Il en résulte les principales conséquences suivantes sur la solvabilité des USA et sur la crédibilité du dollar :

1. L’endettement des States est reconnu comme excessif : on le soigne par des emprunts supplémentaires. Le stock de dette (14 300 milliards de dollars) va ainsi s’accroître de 2 500 milliards et le déficit se réduire de 250 milliards. Ce dernier ne sera plus « que » de 1 250 milliards de dollars (si tout se passe bien) ! C’est-à-dire qu’en moins de deux exercices, la bombe sera de nouveau amorcée. Avec une dette de 120% du PIB.

2. Les agences de notation font mine de nuancer leurs menaces de dégradation de la note US à la suite de cet accord. Certes, l’incident de paiement a été mécaniquement écarté. Mais la qualité objective de la signature US s’est encore dépréciée et s’engage dans une inexorable spirale descendante (l’endettement ne peut que s’amplifier).

3. Les uns et les autres comptent sur la croissance pour améliorer l’ordinaire. Hélas, tout semble corroborer le retour à la récession. Et les coupes budgétaires, pour modestes qu’elles soient, vont aggraver la situation.

4. Ainsi, les Agences ne pourront différer éternellement la sanction qui s’impose. Une décision douloureuse pour elles, car elle ferait disparaître leur mètre-étalon. Comme si le Soleil disparaissait du système solaire.

Les conséquences d’une dégradation de la signature américaine (constatée ou non par les agences de notation) seraient, comme l’a souligné Obama, « apocalyptiques ». Car les bons du Trésor US sont le « collatéral » le plus utilisé dans le monde de la finance, c’est-à-dire la garantie la plus communément offerte dans les opérations de crédit en général, et de spéculation en particulier. Outre leur rôle majeur dans le refinancement des banques commerciales auprès de l’Institut d’émission. De ce fait, quand l’hypothèque se trouve dépréciée, il faut trouver des montagnes de cash pour compléter les garanties ou répondre aux appels de marge. Autant dire que de multiples opérateurs vont se retrouver en caleçons courts, entraînant avec eux ceux qui sont plus chaudement vêtus. Ce serait alors la reconnaissance universelle d’une réalité pourtant admise par la théorie économique : il n’existe pas de papier « sans risque ».

Que devient le dollar dans un tel scénario ? Ce qu’il est resté après le 15 août 1971, date de l’abandon de la convertibilité : le pivot du système monétaire international, bien qu’il ne fût plus dès cette date « as good as gold », aussi bon que l’or. Un pivot en caramel mou, en somme. Si les chefs d’Etat continuent d’éluder l’incontournable refondation du système monétaire mondial, les faits devraient prochainement les contraindre à l’exercice. Mais s’ils laissent la situation se dégrader trop longtemps, les discussions se tiendront dans un champ de ruines. Que la Providence les protège alors de la furie des foules !

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