Une fiscalité à réinventer

Une fiscalité à réinventer

Sans cesse rafistolé et rapetassé, notre système fiscal est devenu une monstruosité apathique. Qui interdit au politique toute initiative. Dans son dernier rapport, un pavé de digressions savantes sur la progressivité et la redistribution, le Conseil des prélèvements obligatoires néglige les prémisses du raisonnement : à quoi sert l’impôt ?

On n’a pas fini d’entendre parler d’impôts. Pas seulement parce que nous sommes en pleine période de déclaration des revenus. Une raison plus prosaïque s’impose : les déficits publics persistants, autrefois considérés comme le témoignage du dynamisme d’un pays, désormais cible favorite des «  marchés » et de leurs arbitres tout-puissants, les agences de notation. En foi de quoi, sous la menace de l’asphyxie financière, les gouvernements du monde entier déclarent-ils leur flamme à l’orthodoxie budgétaire. C’est-à-dire au mode de gestion académique des ressources collectives, qui a été continument bafoué lorsqu’une conjoncture favorable permettait de le respecter, et qui est plébiscité au moment où une période de vaches maigres exigerait que l’on y renonçât. Si l’on admet avec Emile de Girardin que « gouverner, c’est prévoir », alors les dirigeants de ces trois dernières décennies doivent-ils être considérés comme des gestionnaires d’opérette, des diseurs de bonne aventure et des bâtisseurs de châteaux en Espagne. Car sans avoir atteint le point de non-retour comme la Grèce ou le Portugal, notre pays est en mauvaise posture budgétaire et ne pourra prétendre à la vertu gestionnaire qu’au prix de très douloureux sacrifices. Si bien que le dernier rapport du Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) arrive à point nommé pour alimenter le débat. Ou plus exactement, arriverait à point nommé s’il constituait autre chose qu’une honorable thèse de Sciences Po : documentée, truffée de références aux incontournables de la discipline, égayée de courbes et schémas éclairants, ponctuée de quelques formules sibyllines, fleurie de critiques épurées qui témoignent d’une liberté intellectuelle bridée par la crainte de l’irrévérence. On regrettera en conséquence que le CPO n’ait pas plutôt développé ses travaux antérieurs, qui ont largement démontré que notre système fiscal a atteint la dimension d’un capharnaüm indescriptible, dans lequel même Bercy ne retrouve plus ses petits. Consacré «  à la progressivité et aux effets redistributifs  » des prélèvements obligatoires sur les ménages, ce rapport a trop rapidement évacué les prémisses que constituent les interrogations sur la finalité de l’impôt.

Le poncif de la progressivité

En se concentrant sur les caractéristiques de la redistribution, ce travail laisse accroire que la fonction principale de l’impôt est d’égaliser les revenus des citoyens, même si le rapport note prudemment que la fiscalité « [n’a] pas pour objectif unique d’opérer des transferts entre les membres de la communauté nationale (…) ». Il semble bien, en effet, que les prélèvements fiscaux aient pour objet unique le financement du budget. Dont les dépenses sont, pour partie, constituées de coûts de fonctionnement incompressibles – administrations et services publics – et pour le solde de débours conditionnés aux choix de la représentation nationale. Les questions de transferts ne relèvent donc pas de la technique budgétaire mais de la décision politique. Notre propos n’est pas ici de nier la pertinence des transferts ; au contraire, dans une économie régie par le capitalisme de marché, l’intervention de l’Etat-providence est indispensable au maintien de la cohésion sociale, en rendant supportables les rigueurs du système. Ce pourquoi les renoncements publics à la solidarité, déjà effectifs ou en gestation, constituent les ferments de désordres futurs, d’autant plus inévitables que notre pays a longtemps été à la pointe de la redistribution (et le demeure : la France est l’un des pays de l’OCDE où l’écart de revenus est le plus faible, bien qu’en augmentation). Il aurait donc été intéressant que le CPO enfonce le clou de ses observations passées, en appelant de ses vœux un réexamen complet de ce qu’il nomme le système socio-fiscal. Il serait temps, en effet, que l’on redéfinisse des objectifs cohérents à la politique budgétaire, plutôt que de traîner le boulet d’une sédimentation de pratiques héritées du demi-siècle écoulé. Cela signifie qu’il faut poser le cadre d’une nouvelle société, l’ancien monde étant mécaniquement condamné. Sauf à attendre patiemment qu’un nouveau paradigme naisse dans la violence.

Quant aux considérations sur la progressivité des prélèvements, on est au regret de déplorer qu’elles s’apparentent à de la maltraitance de mouches. Le chapitre commençait pourtant de façon encourageante, avec la référence à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’Homme (celui relatif à la contribution fiscale « également répartie entre tous les citoyens à raison de leurs facultés »). On rappellera ici ce que l’on ne cesse de clamer depuis des lustres : c’est par une interprétation abusive que cet article est considéré comme un plaidoyer pour la progressivité. Une lecture littérale y voit plutôt un encouragement à la proportionnalité, par opposition aux pratiques antérieures de la capitation (un impôt forfaitaire). Contrairement aux apparences, un impôt simplement proportionnel au revenu encouragerait une meilleure répartition des ressources de l’entreprise : il ne serait pas nécessaire d’accorder à l’encadrement des rémunérations pharaoniques (lourdement écornées par l’impôt sur le revenu) pour lui garantir le revenu net d’impôt qu’il mérite, ni de ruser avec la réglementation afin de squeezer la taxation. Du reste, les limites de la progressivité ont bien été relevées dans le rapport, dont la conclusion, mi-figue mi-raisin, note qu’avec une progressivité très marquée, «  les taux marginaux de prélèvements risqueraient de devenir difficilement compatibles avec l’efficacité économique  ». Tout-à-fait exact : c’est déjà vérifié. Une bonne raison pour y renoncer.

Par Jean-Jacques JUGIE

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