USA : la falaise et (...)

USA : la falaise et la souris

Le psychodrame de la « falaise budgétaire » américaine a trouvé une issue, juste avant que ne s’achève la digestion du réveillon. Mais cette issue est provisoire : l’essentiel de l’enjeu – la prolifération de la dette fédérale – demeure pendant. Et sa négociation renvoyée au printemps. Tout optimisme semble donc prématuré.

La vie publique ressemble de plus en plus aux séries télévisées : pour maintenir l’audience, il faut dramatiser le scénario jusqu’au happy end. Dans l’univers de la fiction, aucune situation n’est irrémédiable, car un coup de théâtre bien orchestré peut rendre crédible l’invraisemblable. Dans l’univers étriqué du réel, l’exercice est un peu plus délicat. Mais une solution efficace consiste à masquer le problème insoluble derrière un nuage de succès factice, sans qu’il y ait nécessairement un rapport direct entre les deux. Hollywood excelle dans cette pratique, comme en témoigne, une fois de plus, le récent psychodrame américain du fiscal cliff. Littéralement : la falaise budgétaire. Une falaise que certains médias économiques traduisent hardiment par « précipice », démontrant ainsi que l’approche d’un problème dépend principalement de l’endroit où l’on se trouve. Les Américains sont au pied du mur, là où l’on reconnaît le maçon, nous dit l’adage. Les Etrangers observent la situation du haut de la falaise de créances qu’ils détiennent sur l’Amérique. Pour les uns et les autres, il importe d’éviter le vertige : il semble bien que le récent « accord », entre la Maison-Blanche et son opposition parlementaire, constitue un voile pudique qui anesthésie l’angoisse générale du vertige – celui des hauteurs comme celui des profondeurs. En témoigne l’enthousiasme des milieux boursiers, partis en fanfare à la conquête de nouveaux sommets sans avoir pris la précaution de s’encorder. Car à y regarder de plus près, la météo conjoncturelle demeure préoccupante.

La magie du verbe

Qu’est-ce que la falaise budgétaire américaine ? C’est le rempart à l’endettement fédéral dressé par les représentants. Une barrière qui ne peut être franchie sans l’accord des élus (Sénat et Congrès, de majorité différente) quant aux moyens d’éviter de transformer le pays en Himalaya de dettes. En dépit des prouesses de l’ingénierie financière, il n’y a que deux leviers disponibles, pris ensemble ou séparément : accroître les recettes fiscales ou réduire les dépenses fédérales. Nul ne s’étonnera si les deux factions politiques défendent chacune l’une des options, à l’exclusion de l’autre, bien entendu. Car la grande démocratie yankee a évolué vers un bipartisme où chaque camp est dominé par ses extrêmes, par nature plus enclins à l’affrontement qu’à la conciliation. Faute d’accord, la loi prévoit l’ajustement budgétaire « automatique », par rétablissement d’une imposition appropriée et la réduction des dépenses à due concurrence. Pour l’exercice en cours, l’enjeu pèse un peu plus de 600 milliards de dollars, ce qui n’est pas vraiment négligeable, même à l’échelle américaine… Il en résulte que l’absence de compromis aurait un double effet : immédiat, par l’impossibilité, pour l’Etat fédéral, de recourir au marché afin de financer ses besoins non couverts. Et donc un blocage technique pour régler une partie de ses dépenses, ce qui est caractéristique du défaut de paiement. L’horreur absolue, et pas seulement pour les Etats-Unis. Le deuxième effet, résultant de la forte constriction de la dépense publique, serait l’assurance d’une récession. La culture américaine est en majorité défavorable aux thèses keynésienne s’agissant de relance budgétaire ; mais elle les tient pour pertinentes dans le cas contraire.

Ainsi donc, peu avant que ne sonne le gong d’un pugilat qui durait depuis plus d’un an, les parties se sont accordées sur le principe d’un accord… futur, en échange de concessions immédiates, mais mineures. La presse a surtout relaté la hausse de la pression fiscale sur les seuls hauts revenus, conformément à l’ambition d’Obama, tout en omettant de signaler la hausse des cotisations sociales, qui devrait coûter à la classe moyenne plus cher que la majoration automatique de l’impôt. De fait, après cet « accord », un petit cinquième du problème d’argent a été résolu. Et bien que capitale, la question du plafond de la dette a été renvoyée en mars, après qu’un expédient juridique a été bricolé par le Trésor pour pouvoir se financer d’ici là.

Autant dire que le traitement du vrai problème, celui d’une politique budgétaire compatible avec la solvabilité du pays, a été de nouveau évincé. Comme presque partout dans le monde, une opposition déterminée combat toute velléité de redéfinir une stratégie fiscale adaptée aux enjeux des temps présents. Les atermoiements favorisent ainsi une fuite en avant dont les conséquences sont depuis longtemps prévisibles : en langage ordinaire, cela s’appelle aller dans le mur. Un comportement que les psychanalystes qualifieraient de suicidaire. Le monde entier a été euphorisé par l’annonce du compromis américain, sans se préoccuper de son contenu réel. C’est comme se réjouir de l’arrivée des pompiers sur le site d’un incendie, sans se demander si leur citerne est pleine. Le verbe suffit, l’intention prévaut sur l’action : en d’autres termes, le déni de réalité s’accélère. Mais il faut reconnaître que cette réalité est douloureuse : à son stade actuel, la dette US (fédérale et celle des Etats) est d’une sécurité suspecte pour ses détenteurs, même si la pression fiscale devait être accrue. Autant dire que le statu quo en matière budgétaire transforme les préventions en quasi-certitudes. En économie de marché, les opérateurs boursiers sont crédités d’un efficace pouvoir d’anticipation. Du moins en théorie. La pratique nous enseigne toutefois que leurs prémonitions se révèlent assez souvent foireuses. A ce jour, il semble peu probable que l’année en cours vienne démentir les statistiques…

visuel : Photos Libres

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