Justice : la class (...)

Justice : la class action fait encore peur

Toujours pas d’action de groupe en France, même si les débats, depuis plus de trente ans, montrent un relatif consensus de la société en faveur de ce dispositif. Le Medef s’y oppose toutefois et parvient, jusqu’à présent, à imposer ses réticences au pouvoir politique.

On en est encore là ? Un énième colloque sur l’opportunité de l’action de groupe ? « Je croyais que l’opinion avait évolué », s’exclame Alain Bazot, président de l’association de consommateurs UFC-Que Choisir, lors des débats sur « l’action de groupe et l’avocat » organisés, le 28 mai, à l’initiative du Conseil national des barreaux (CNB). Les instances de la profession montrent ainsi leur soutien à l’introduction en droit français de la possibilité, pour les victimes d’un même préjudice, de présenter une plainte conjointe devant un tribunal. Le dispositif pourrait convenir aux abonnés d’un opérateur téléphonique, aux actionnaires individuels d’une entreprise ou encore aux épargnants lésés par les malversations d’un gestionnaire de patrimoine. Avocats, magistrats, associations, tous les intervenants qui participent à ce colloque soutiennent le recours collectif, déjà en vigueur dans une dizaine de pays européens, en Australie et en Amérique du Nord.

Tous, sauf le Medef. L’organisation patronale, qui redoute les procédures judiciaires menées à l’encontre de ses adhérents, s’y oppose de manière constante. Apparemment avec succès, puisque aucune des propositions de lois déposées depuis trente-cinq ans n’a jamais été adoptée et que tous les rapports parlementaires ont été enterrés. Fin 2009, deux membres éminents du gouvernement, Christine Lagarde et Hervé Novelli, ont émis les mêmes réserves que le patronat. « Je salue la pugnacité et l’efficacité de la directrice des affaires juridiques du Medef, Joëlle Simon », sourit Alain Bazot, habitué depuis des lustres à échanger avec elle les mêmes arguments.

« Opt in » ou « opt out » ?

Si l’action de groupe fait peur, c’est à cause de la class action, la vraie, l’américaine. D’ailleurs, tous les intervenants continuent à parler, en privé, de « class action », même s’ils s’évertuent à dire « action de groupe » en public, de façon à se distinguer des « dérives » du système judiciaire en vigueur aux Etats-Unis. Jean-Marc Baissus, magistrat et directeur général de la Fondation pour le droit continental, dénonce notamment « les dommages-intérêts punitifs » qui grèvent le budget des sociétés mises en cause, la procédure de « discovery », obligeant une entreprise à fournir à son adversaire un nombre considérable de documents ou encore « les fonds spéculatifs dédiés » qui financent intégralement les actions menées par les avocats spécialisés. Le magistrat rejette également le principe de l’« opt out ». Ce dispositif, aussi appelé « adhésion implicite », intègre à l’action toutes les personnes concernées par le dommage, sauf si elles expriment leur volonté de ne pas en faire partie. L’« opt in », ou « adhésion expresse », ne réunit en revanche que les victimes qui en ont fait la démarche explicite. Pour Alain Bazot, ce n’est pas suffisant. « 50% des Européens renoncent à agir en justice pour un litige de moins de 200 euros, et 20% pour une somme inférieure à 1000 euros », plaide le responsable associatif. Jean-Jacques Gandini, avocat à Montpellier, estime lui aussi que le mécanisme « opt in » « se heurte à la difficulté de collecter les mandats ».
Opportunément publié par les sénateurs Laurent Béteille (UMP, Essonne) et Richard Yung (PS, Français de l’étranger) la veille du colloque du CNB, le dernier rapport parlementaire en date en reste prudemment à l’« opt in ». L’« action de groupe à la française » préconisée par les sénateurs limite à une dizaine d’associations agréées le droit d’agir en justice et circonscrit le mécanisme aux seuls dommages liés à la consommation, excluant ainsi les préjudices moraux ou corporels. Enfin, seuls quelques tribunaux, choisis en fonction de la capacité de leur greffe, seraient habilités à accueillir ces procédures. Le rapport a trouvé un petit écho auprès des responsables politiques. Le groupe socialiste du Sénat a ainsi annoncé qu’il déposerait à nouveau, le 24 juin, une proposition de loi déjà présentée, sans succès, en 2006 puis en 2009.

Le salut européen

Au nom du CNB, son président Thierry Wickers accueille le travail des sénateurs avec intérêt mais ne se fait pas d’illusion. L’action de groupe fait selon lui « partie de ces sujets qu’il n’est jamais le bon moment d’aborder ». Jusqu’à présent, « les initiatives n’ont pas débouché, faute de volonté politique, et à cause des groupes de pression », ajoute-t-il dans une allusion transparente au patronat.

La position du Medef semble certes intransigeante. S’appuyant sur une pluralité d’arguments juridiques, Joëlle Simon explique que l’action de groupe constitue « une mauvaise réponse à une bonne question ». Le mécanisme, à l’initiative des associations de consommateurs, créerait « des procureurs de la République privés ». En outre, il « éloignerait l’avocat de son client », et transformerait cette relation en « business ». Joëlle Simon préfèrerait que les consommateurs lésés se contentent du « recours devant un tribunal d’instance » pour réclamer leur dû, une procédure qu’elle juge « assez simple ». Tous les chefs d’entreprise ne partagent pas le même point de vue. Ainsi, Jean-Pierre Gontier, l’un des dirigeants des magasins Leclerc, affirme qu’« on ne peut pas être contre l’action de groupe » sans toutefois expliquer pourquoi.

Le recours collectif viendra peut-être d’Europe. Alors qu’une dizaine de pays européens sont déjà équipés du dispositif, dont certains, comme le Portugal, avec le modèle « opt out », la Commission, à Bruxelles, a engagé pas moins de deux processus législatifs. La Direction de la Concurrence, qui a établi un « livre blanc » préalable à une directive, a davantage avancé que son homologue de la Protection des consommateurs, encore au stade du « livre vert », l’étape précédente sur la voie d’une législation. Là encore, il n’est pas question de « class action ». Et même le Conseil des barreaux européens, qui soutient le principe de l’action européenne, défend l’« opt in ».

Forum shopping

Si la loi française tarde, « les gens iront porter plainte ailleurs », assure Thierry Wickers. Profitant d’une législation étrangère opportunément présentée sur un site Internet ou par un avocat informé, les plaignants pourraient recourir à ce que l’on appelle le « forum shopping ». La pratique vient des Etats-Unis, où chacun des cinquante Etats dispose, sur certains sujets, d’une législation très différente. Les demandeurs, lorsque leur cas le permet, choisissent la situation juridique qui leur convient le mieux. La stratégie est désormais utilisée, au niveau international, par les actionnaires minoritaires de Vivendi dans leur bras de fer contre le conglomérat et ses anciens dirigeants, notamment Jean-Marie Messier. Dans cette affaire, 60% des demandeurs qui se présentent devant la justice civile américaine sont de nationalité française. En outre, si la France continue à refuser la class action, les entreprises pourraient être confrontées bientôt à la « class arbitration », explique Louis Degos, avocat chez K&L Gates, à Paris. Le principe est le même mais le juge est remplacé par un arbitre. Un dispositif nettement plus cher, mais plus efficace.

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