Dâhli

Dâhli

Je vais bientôt avoir cinq ans, et pourtant bien des choses m’échappent encore. Preuve que je ne suis pas à ce point précoce, en dépit des histoires que racontent mes parents, ma maîtresse d’école et Tante Olga, qui donne toujours l’impression d’attendre que je vomisse un dragon ou que je réinvente la théorie de la relativité restreinte. Elle est complètement toquée, ma tante Olga. Mais tout le monde ici est suspendu à ses lèvres, sous prétexte qu’elle est psy-quelque-chose dans un hôpital réputé. Psydingue, oui. Enfin, c’est ma tante, et j’avoue qu’elle est plutôt sympa quand elle oublie de me regarder par en dessous, avec des airs de conspiratrice d’opérette.

Mais il faut reconnaître qu’ils ont quelques bonnes raisons de s’exciter. Le premier choc de mes parents est venu le soir où je les ai apostrophés au début du dîner : « Pouvez-vous m’expliquer pourquoi mon potage est aussi insipide alors que vos plats me paraissent si appétissants ? » Vous auriez vu leurs têtes ! Il faut dire que je n’avais pas encore onze mois, et que c’est un peu tôt pour reprocher à sa mère ses insuffisances culinaires. Surtout verbalement  : selon les innombrables guides de la maternité, tous plus niais les uns que les autres, que ma mère a pourtant dévorés par crainte de « ne pas être à la hauteur » de mon élevage, j’aurais dû à cet âge me contenter de souffler des bulles rageuses et de renverser ma soupe sur la tablette. Mais bon, ce fut plus fort que moi : je commençais vraiment à en avoir marre de ces jus de légumes tiédasses, qui ne nourrissent pas son homme et lui démolissent les tripes. Vous n’avez qu’à essayer : à raison de plusieurs assiettées par jour, vous en serez réduit à dormir sur le pot. Ou à souiller vos braies. Je maintiens que mes protestations étaient parfaitement légitimes, et qu’il était déraisonnable de continuer à me taire.

Comme ils ne pipaient mot, tous deux la bouche entrouverte, les bras en avant et leurs couverts brandis comme des étendards, j’ai poussé plus loin mon avantage : « Je prendrais bien un peu de ce turbot, moi aussi, ne serait-ce que pour goûter la sauce hollandaise. Elle me paraît plus réussie que la dernière fois – encore qu’elle manque un peu de consistance, non ? si je me réfère aux recommandations de Bocuse… ». Là, c’en était trop. Alors Maman a craqué : elle est devenue toute rouge et elle a éclaté en sanglots. Papa a posé ses couverts, s’est balancé en arrière et s’est mis à rire comme un forcené – je ne sais ce qui l’a le plus amusé : mon insolence ou la cruelle pertinence de mon observation. Car mon père se répand toujours en compliments pour les petits plats qui lui sont servis, mais je vois bien que c’est du flan. D’ailleurs, il déjeune au restaurant tous les jours, alors que son lieu de travail est à deux pas de chez nous. Et il trouve fréquemment une bonne raison pour dîner en ville avec des clients, avec des amis ou simplement en tête-à-tête avec Maman. Et il aurait fallu que je me tape en permanence une soupe poireaux-pommes-de-terre ou carottes-céleri ? Merci beaucoup. La bonne éducation a des limites, tout de même.

Quoi qu’il en soit, depuis cet incident, on a mieux mangé à la maison. Moi, surtout. Mais il n’y avait pas matière à faire tout un fromage de cette histoire. L’explication est simple : lorsque j’étais petit, mon berceau était placé le long de la bibliothèque, juste à hauteur des livres de cuisine. Comme je dormais déjà peu, contrairement aux allégations de la littérature dite spécialisée, je tuais le temps en lisant tout ce qui me tombait sous la main. Voilà comment j’ai acquis très tôt une certaine aisance en matière de gastronomie : ce n’est pas plus mystérieux que cela, mais les adultes ont le don de passer à côté des évidences. Quant au fait que j’aie appris seul la lecture, je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de surprenant : mon cousin Gontran, qui a aujourd’hui dix ans, lit couramment, lui aussi. Certes, il a attendu d’aller à l’école pour y parvenir ; mais si un crétin patenté comme Gontran a pu apprendre à lire, alors n’importe qui de normalement constitué peut y arriver sans effort particulier, je peux vous l’assurer.

Du reste, mes parents finirent par s’accommoder d’une situation que Tante Olga s’obstinait à juger « extravagante et inquiétante » – et c’est vrai qu’elle s’y connaît en extravagance. Mais elle n’a pas été bouleversée au point de renoncer à siphonner notre réserve de vodka (c’est un vrai alambic, la psy), et elle aussi s’est accoutumée à côtoyer un « Martien », selon sa propre expression. Mais ils ont fait une rechute le jour où j’ai demandé à Grand-père Samuel : « Crois-tu que la Bible soit un texte codé, comme le prétend ce journaliste américain dont j’ai oublié le nom ? » Ce n’est pas la question qui leur parut déroutante, ils en avaient entendu bien d’autres ; c’est que je choisis alors d’interroger Grand-père en yiddish. Il n’y a guère que lui qui le parle dans la famille, pour l’avoir pratiqué au quotidien dans sa Varsovie natale, avant d’émigrer en France à l’âge de l’adolescence. Mais je ne crois pas qu’il ait l’occasion de l’utiliser souvent. En tous cas, il n’a jamais remis les pieds à la synagogue depuis son départ de Pologne – c’est lui qui me l’a dit. Pourquoi donc a-t-il offert une bible en yiddish à sa fille – ma mère –, sachant pertinemment qu’elle ne parle que le français, et encore pas toujours sans l’esbigner, et que ses angoisses métaphysiques se limitent à l’horoscope du Figaro Madame  ? Voilà quelque chose de vraiment incompréhensible. Mais ce qui est facile à piger, c’est que j’ai fait de cette bible mon livre de chevet pendant plusieurs mois, et j’ai peaufiné mon accent en écoutant les vieux disques de chants folkloriques que j’ai trouvés dans la valise déglinguée au fond de la penderie, celle qui recueille tous les petits objets inutiles que Maman ne se résout pas à jeter. A ma question, tous se sont tournés vers Grand-père, qui me regardait comme si je venais de marcher sur l’eau. Et je dus à nouveau me fendre des explications circonstanciées, qui ne parvinrent pas vraiment à calmer l’assistance.
Ma famille est un peu bizarre, tout de même. Au contraire, ma nounou Elvira ne s’étonne pas de m’entendre lui parler en espagnol (de Cuba), vu qu’elle m’a offert, à ma demande, les œuvres complètes d’Alejo Carpentier en langue originale. Tout au plus me reprend-elle de temps en temps sur des expressions qu’elle trouve « un peu désuètes dans la bouche d’un lardon ». Elle m’offre alors un baiser enthousiaste de ses lèvres charnues, qui me font de si agréables picotements. Elle est sympa, Elvira. Et contrairement aux autres nounous qui l’ont précédée, elle ne se croit pas obligée de me harceler comme un chiot : je n’ai pas besoin d’un hochet humain pour « m’occuper » ; elle profite de sa garde pour étudier, avec une concentration étonnante chez une fille. Tellement concentrée qu’hier soir, elle a mis un certain temps avant de réagir…

Elle était attablée au salon, le nez dans ses notes, et j’étais allongé à ses pieds, sur le tapis, avec Le Royaume de ce Monde d’Alejo, quand je lui ai demandé subitement d’ouvrir la porte-fenêtre qui donne sur notre jardinet : je suis encore trop petit pour atteindre facilement la poignée, et cette porte est toujours fermée à clef.
– Vite Elvira, s’il te plaît… elle est derrière la porte… elle est malade… elle est épuisée…, ouvre vite, elle est très malade… ouvre vite s’il te plaît…
– Mais qui est derrière la porte, mon chéri ? Ne t’excite pas comme ça, mais qu’est ce qui t’arrive ?
– C’est Dâhli, Elvira… ouvre vite, je t’en supplie, il faut la soigner…
– Dali ?
– Mais oui, Dâhli, je t’expliquerai… elle m’appelle… elle a soif… ouvre lui la porte, je t’en prie…

Alors Elvira est allée ouvrir ; Dâhli était là, allongée sur le paillasson, inerte, le poil ébouriffé, les yeux mi-clos, les moustaches en désordre et la truffe brûlante. Je l’ai prise dans mes bras ; elle était lourde malgré sa maigreur extrême, elle respirait à peine. Et je ne comprenais pas ce qu’elle essayait de me dire. Je ne suis même pas certain qu’elle essayait de me parler. Oui, d’accord, j’éclaircirai cette question plus tard.

Il a fallu d’interminables palabres au téléphone, avant qu’Elvira parvienne à convaincre Papa d’appeler d’urgence un vétérinaire. « Il est bouleversé » insistait Elvira « Mais non, pas le chat, le petit ». La chatte, s’il vous plaît. Et pas n’importe laquelle. Mon amie Dâhli.
Nous avons attendu le vétérinaire pendant une éternité. Et je ne pouvais toujours pas communiquer avec Dâhli, en dépit de tous mes efforts. Lorsque le vétérinaire fut enfin arrivé, qu’il eut palpé l’animal, ouvert sa gueule pour y glisser quelques gouttes d’une mystérieuse potion et qu’il lui eut administré une horrible piqûre, il déclara gravement : « Elle est dans un état d’épuisement total. Je ne peux pas garantir qu’elle survivra. Mais si elle résiste trois ou quatre jours, alors tous les espoirs sont permis. Je repasserai demain ».
Trois ou quatre jours. C’est trop long.

Dâhli m’était soudainement apparue au cours d’une nuit du printemps dernier. Il avait fait anormalement chaud dans la journée, je m’en souviens, et tout le monde babillait sur le thème du réchauffement climatique, chacun proposant un diagnostic et le plan magistral qui nous restituerait des saisons normales, comme autrefois. Assommant. Cette nuit-là, Dâhli s’introduisit par la fenêtre entrouverte de ma chambre et vint s’installer sur mon lit. D’une patte douce, elle me tapota la main pour me réveiller, en me parlant doucement. Oh, pas dans notre langue à nous, bien sûr. Du reste, une conversation avec elle ne fait aucun bruit : c’est un peu comme de la télépathie, si vous voulez. Mais je ne peux en dire davantage, je n’en ai pas le droit. Je peux simplement préciser que je ne connais personne d’autre qui entende la langue des chats ; mais ils ne sont pas nombreux non plus à la pratiquer dans la race féline – c’est Dâhli qui me l’a avoué, tout comme elle m’a expliqué l’origine et le sens de son nom magique.
Dâhli avait faim et soif et elle devait se reposer de sa fatigue accumulée, avant de poursuivre son voyage pour remplir la mission confiée par la Déesse Bastet. Une mission de la plus haute importance que Dâhli ne m’a que très partiellement dévoilée, et je suis tenu au secret pour ce que je sais. Mais elle avait une requête bien précise à formuler : « Si je ne suis pas de retour dans un an, jour pour jour, c’est que j’aurai échoué ou que je serai morte. Tu devras alors prévenir la Déesse. Je dois absolument pouvoir compter sur toi. ». Bien sûr, Dâhli mon amie, tu peux compter sur moi.
Au petit matin, lorsque je me suis réveillé, elle était déjà partie. La fenêtre était entrouverte, mais les volets étaient fermés, sans doute sous l’effet du vent ; curieusement, ils étaient même verrouillés. Comment Dâhli avait-elle pu sortir, je l’ignore. Pour trouver une autre issue, il lui fallait inévitablement croiser Maman, qui aurait alors hurlé : elle a une sainte frousse des chats. Pourtant, je n’avais rien entendu. Mais on sentait bien que Dhâli était pleine de ressources insoupçonnées. Et elle était aussi pleine de vie à ce moment-là.

Maintenant que je te vois anéantie, ma chère Dâhli, et que tu vas peut-être mourir, je vais me hâter d’honorer mon serment. Puisque nous sommes jeudi, mon copain Franck va forcément venir chez moi pour que je fasse sa version latine – il ne se rend pas compte que je commence à en avoir ma claque, de la Guerre des Gaules. Quel cabot, ce César ! Ce ne sera pas trop difficile de savoir auprès de Franck si son père – Alfred, l’associé de Papa – doit aller demain « faire ses courses » après l’avoir conduit au lycée. Et à quelle heure ils partiront. Franck ne se doutera de rien : il n’est pas très futé, sauf pour obtenir un rendez-vous avec une fille pendant que je latinise. Puis demain matin, je mettrai ma tirelire dans mon cartable et au lieu d’aller à l’école, je me glisserai sous la bâche du camion d’Alfred, qui va régulièrement à l’aéroport pour récupérer les montagnes de fruits qu’il fait venir de je ne sais où en toutes saisons. J’ai vu sur Internet qu’il y a un vol pour Le Caire un peu avant midi : c’est celui que je prendrai, après avoir mis un mot pour mes parents dans une boîte aux lettres. Pour qu’ils ne s’inquiètent pas. Après, au Caire, je ne sais pas comment aller chez la Déesse Bastet, c’est vrai. Mais je finirai bien par trouver : là-bas, je suppose que tout le monde la connaît. Elle saura ce qu’il faut faire et elle me dira comment sauver Dâhli.
Tiens bon, Dâhli ma chérie ; je ne serai pas long : trois jours, ou peut-être quatre, tout au plus. A mon retour, tu sauras que ta mission a réussi. Et tu pourras guérir tranquillement à la maison. Attends-moi, Dahli : tu verras, je réussirai à convaincre Maman de te garder avec moi. Et tu me raconteras tes aventures…

*** FIN ***

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