La Martingale Saint-Preux

La Martingale Saint-Preux

Cindy,

Merci de remettre discrètement cette enveloppe à notre ami B., de l’ambassade suisse, à passer par la valise diplomatique.
Complétez l’adresse de Renaud Sachs à Genève – je ne la retrouve pas – en précisant que ce pli doit être remis en main propre.

Envoi urgent

A.D.

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Rosemonde-Charlotte m’a épousé par gratitude. « Il m’a sauvé la vie » disait-elle souvent à nos hôtes, pour répondre à leurs interrogations muettes sur le mariage improbable d’une Saint-Preux de La Croix Blanche, dotée d’un esprit brillant, d’une beauté remarquable et d’une fortune remarquée, avec un pâle roturier au physique ingrat, au moral déprimant et au portefeuille déprimé. La carpe et le lapin, en quelque sorte. Mais si Rosemonde a toujours un peu forcé sur la théâtralité, comme sur le champagne, ses allégations à mon égard ne sont pas totalement dénuées de fondement.

Il y a bien des années, un soir d’hiver qu’elle sortait de l’Opéra, envisonnée jusqu’aux sourcils, son pied glissa sur un prospectus abandonné – c’était, je crois, de la publicité pour une école de danse : « Apprenez le tango avec Don Machinchose ». Don Pablo, peut-être. Non, Don Diego. Je m’en souviens maintenant : j’avais trouvé bien peu cornélienne la proposition de danser avec Don Diègue. Mais enfin, toujours est-il que me trouvant à proximité, je retins la jeune femme par le bras et lui épargnai de s’étaler dans une mare de boue. « Mon Dieu ! lança-t-elle dans un souffle, vous me sauvez, Monsieur, je vous dois tant : sans vous je n’eusse pas survécu à la honte de me donner en spectacle ! ». Vous voyez d’ici le tableau. Je restai pétrifié, et peu s’en fallut que je ne survécusse moi-même à l’incident. Comme je continuais de lui serrer le bras, elle me fit aimablement remarquer qu’elle était désormais hors de danger, et sollicita « la faveur de ne pas être mutilée par son sauveur ».
De ma balourdise, je dus rougir jusqu’à la pointe des cheveux, que je portais longs en ces temps où l’on arborait sa tignasse comme une provocation. Des cheveux moins longs qu’une queue de billard, mais à-peu-près aussi souples. Horrible. Vous me pardonnerez si cette évocation me fait sourire : aujourd’hui, je dépense pour une seule séance chez le coiffeur l’équivalent de mes revenus mensuels de l’époque, et pas une mèche ne dépasse de ma coupe profilée de PDG surbooké.

La scène de la chute avortée n’avait pas échappé aux parents de Rosemonde, qui suivaient à quelques pas. « Honneur au héros ! » lança dans mon dos un échalas osseux, qui surplombait d’une demi-tête mon confortable mètre quatre-vingt-deux. Il s’avançait en lissant sa crinière argentée d’une paume caressante, et déclencha son sourire nobiliaire dès qu’il m’eut rejoint. « Enguerrand Saint-Preux » proclama-t-il la main tendue – une main fine et soigneusement manucurée – « et Madame, la maman de la cascadeuse » ajouta-t-il en désignant sa femme d’une inclinaison de la tête pleine de déférence. « Rose aime prendre des risques insensés, voyez-vous. Comme sauter du coq-à-l’âne, grimper sur ses grands chevaux ou brûler ses vaisseaux. Ou bien se pendre au cou du premier venu » dit-il d’un ton léger, ponctué d’un petit rire satisfait. « Oh Père, s’il vous plaît… » lança vivement Rosemonde, mais le timbre de sa voix trahissait davantage la complicité que le courroux. « Ils me font leur cinéma » pensai-je à ce moment-là. « Le numéro des aristos contraints de se commettre avec le manant : on l’amuse de quelques tours savants et l’on se hâte de le congédier ».

Soudainement, les Saint-Preux m’étaient devenus très antipathiques. Pour être franc, l’impression concernait surtout Enguerrand : je n’aimais pas du tout cette posture infatuée, celle d’un homme orgueilleux de son nom et de ses riches possessions, parmi lesquelles une épouse splendide et une fille qui promettait de le devenir ; je méprisais ce pantin précieux, fier de son humour Quai d’Orsay et convaincu de son ascendant naturel sur le reste de l’humanité. Certes, je pouvais être victime d’une banale et médiocre crise de jalousie : à cette époque, j’étais empoté comme un garçon de ferme et fagoté de même ; j’étais aussi timide qu’un premier communiant, et l’intégralité de ma fortune devait tenir dans la poche révolver de mon jean à la propreté douteuse. L’envie et la jalousie ? Peut-être. Mais Saint-Preux dégageait un parfum d’insincérité, de fausseté, comme un prestidigitateur de pacotille ; il inspirait la sensation d’un danger latent. La suite allait me donner l’occasion de confronter mes intuitions à la réalité.

Pour l’heure, mon impression négative se trouva rapidement balayée. Madame Saint-Preux, née Antoinette de La Salle, comme je ne tarderais pas à l’apprendre, qui m’observait depuis le début d’un œil froid et perspicace, prit la parole avec assurance : « A qui avons-nous le plaisir, Monsieur ?... » – Alexandre Duhaut répondis-je avec un empressement servile et une chaleur excessive, celle que m’inspirait à ce moment Antoinette – et qui m’enflamme encore tant d’années plus tard, je dois honnêtement l’avouer. « Eh bien, Alexandre, si vous ne trouvez pas l’invitation trop cavalière, nous pourrions prendre un léger cordial pour nous remettre de ces émotions. Qu’en dites-vous ? La maison est à deux pas… »
J’aurais dû à ce moment lui répondre que la témérité de l’invitation était digne de la mère d’une cascadeuse. J’y ai pensé, c’est vrai. Mais bien plus tard. Je ne suis pas vraiment doué pour la répartie, même si j’ai depuis lors accompli des progrès sensibles dans l’art de la conversation de salon : les codes de la vie mondaine ne sont finalement pas si compliqués, et je continue de les trouver navrants de banalité. Je n’ai pas davantage le sens de l’humour, et je crois bien que cette infirmité s’aggrave avec l’âge au lieu de s’atténuer, contrairement à la myopie. Il me faut bien le reconnaître : je suis un rigide inflexible, un austère fossilisé et un mécréant convaincu. Une caricature de bonnet de nuit. C’est sans doute ce qui explique que… Mais ne nous égarons pas, il n’est pas encore temps de s’étendre là-dessus.

La suggestion rafraîchissante de Madame Saint-Preux fut accueillie par tous sans enthousiasme excessif, mais ni son mari, ni sa fille ne manifestèrent la moindre réticence. J’aurais l’occasion d’apprendre plus tard que les souhaits d’Antoinette, exprimés dans une syntaxe parcimonieuse (« Elle est généreuse avec son corps mais pingre avec sa parole » me dira par la suite Rosemonde, aveu sans complaisance du peu d’affection qu’elle portait à sa mère), les vœux d’Antoinette, donc, relevaient rarement du caprice. Ils étaient au contraire le fruit d’une réflexion bien étayée et ne supportaient aucun retard pour être satisfaits. Les désirs de Madame étaient tout naturellement perçus comme des ordres divins, sans pour autant provoquer l’irritation que suscitent la plupart du temps les personnalités aussi autoritaires. Cette femme irradiait une classe que je n’avais jamais observée jusqu’alors ; sans doute étais-je subjugué par d’autres de ses qualités, évidentes à l’œil nu, si vous voyez ce que je veux dire. En vérité, je crois être toujours envoûté, en dépit de ce qui s’est passé par la suite. Mais ce sera pour plus tard. Si j’en ai le courage.

Nous partîmes donc d’un pas alerte vers la « maison », que la roture appelle ordinairement un hôtel particulier. « Fin XVIème » me confia Saint-Preux alors que nous gravissions le perron, répondant à ma question avant que je n’aie eu l’audace de la formuler. « Edifié par un aïeul raffiné et fortuné – un autre Enguerrand, du reste – poursuivit-il d’un air enjoué. Autant de qualités qui ne se transmettent pas nécessairement à la descendance ». Et il ponctua sa sentence de ce petit rire satisfait qui n’a cessé de m’agacer depuis, et qui me poursuit jusque dans mon sommeil. Mais la saillie n’était pas une innocente boutade, comme je le découvrirais bien assez tôt.

Prendre « un léger cordial » chez les Saint-Preux, à l’heure du souper, fut pour moi un moment de fausse convivialité, dans un climat de fausse sincérité, sous les dorures et face à des toiles aussi authentiques que n’importe quelle relique sacrée. Vous connaissez mon point de vue sur les bondieuseries. Voilà du moins ce que j’en dis aujourd’hui, avec le recul. Car ce soir-là, après avoir abandonné mes premières préventions en rase campagne, je fus tout simplement impressionné par la majesté des lieux, bluffé par la simplicité de ses occupants, honoré par le luxe de cette réception improvisée. « Il faudra, Monsieur, vous contenter de mes services pour l’office de majordome » me dit en préambule Saint-Preux d’un ton faussement sévère, pour donner une tournure comique à son propos. Et je lui répondis spontanément, pour la plus grande satisfaction de l’assistance, par un rire de connivence un peu plus expansif que ne le méritait la plaisanterie. « A cette heure-ci, le personnel est au repos, voyez-vous, en vertu des Nouvelles Prescriptions Bolcheviques du Code du travail » glissa-t-il en guise d’explication, et je perçus nettement les majuscules à ses inflexions outrées. « Ce n’est pas ce que je fais de mieux, je le crains » s’excusa-t-il avec une humilité forcée, en versant le champagne dans des coupes que Napoléon lui-même aurait offertes à un sien aïeul, l’un de ceux qui apostasièrent le culte aristocratique pour servir l’Empereur – et se servir au passage. Du reste, le champagne devait également provenir de la cave du même ancêtre : je le trouvai étrangement madérisé, désagréablement poussiéreux et dépourvu des bulles qui ordinairement le caractérisent. Mais je décidai de le considérer comme un nectar précieux, que des gens délicieux consentaient à offrir à un pouilleux sans culture, lequel ne connaissait du champagne que la coupe tiédasse chichement servie lors d’événements familiaux, ou en clôture d’un banquet sportif. Aujourd’hui, je soupçonne encore Saint-Preux de s’être délibérément moqué de moi, en me faisant ingurgiter un vin qu’il avait récupéré gratis chez Emmaüs, un jour que les chiffonniers venaient de vider la cave d’un défunt hors d’âge qui depuis des lustres s’était converti à la tempérance. Mais je ne peux pour autant être formel : d’autres depuis m’ont servi des breuvages identiques, avec une mine de conspirateur laissant accroire que le flacon avait été entreposé, à mon intention exclusive, dans les coffres de la Banque de France. Pour ne rien vous cacher, je n’apprécie ni les vins ni les alcools, pas plus maintenant qu’hier, sans pour autant ambitionner la présidence de la République. Et je réprouve fermement l’ébriété, qui rend si stupidement euphoriques les gens les plus modérés, et fait proférer aux esprits brillants des raisonnements de concierge.

En tout cas, ce soir-là, ce fut pour les Saint-Preux une victoire totale par abandon : grâce aux vertus logorrhéiques du champagne lorsqu’il coule à flots, leur invité débita naïvement tout ce qu’ils voulaient savoir sur sa modeste personne, flatté qu’il était de l’intérêt que semblait lui porter une aussi prestigieuse assemblée. Un interrogatoire rondement mené, sans qu’il leur ait été nécessaire de déployer des trésors de stratégie : le prisonnier volontaire était tout disposé à exposer son nombril, faisant ainsi preuve d’une vanité incommensurable et d’une stupidité condamnable. Sachez-le, cela m’a servi de leçon : on ne m’a depuis lors plus jamais repris à m’épancher, ni à picoler. Par contraste, lorsque je rentrai enfin chez moi, à peine moins éméché en dépit de la longue distance que j’avais dû couvrir à pied, je ne connaissais rien d’autre des Saint-Preux que l’adresse de leur domicile, et ne me rappelai rien d’autre de la soirée que le profil flatteur d’Antoinette de La Salle…

Trois mois plus tard, alors que je sortais de la Faculté après avoir décroché mon dernier examen, mettant un terme définitif à mon cycle universitaire, je rencontrai incidemment Enguerrand Saint-Preux, qui eut l’obligeance de me reconnaître le premier. « Mais n’est-ce pas notre illustre Chevalier Arthur que voilà ? » proclama-t-il à la cantonade, sous l’œil amusé des étudiants agglutinés sur les marches. « Dites-moi, preux Chevalier, qu’est-ce qui vous vaut de traîner sans armure en ces lieux hostiles ? » ajouta-t-il avec jovialité, comme s’il était extravagant qu’un étudiant en Histoire sortît de la Faculté d’Histoire, désarmé, comme il se doit – et je l’ai longtemps été face à Enguerrand. C’était plutôt sa propre présence qui était suspecte à cet endroit, lui que l’Histoire laissait indifférent – jusqu’à celle de ses ancêtres. Un incroyable « hasard » nous ayant de nouveau fait se rencontrer, nous nous retrouvâmes finalement attablés à la terrasse d’un café, pour une discussion aussi familière que celle d’un vieil oncle avec son neveu favori. Et c’est là qu’Enguerrand, usant de son habile dialectique (ou de sa fielleuse rouerie, comme vous voudrez), puisque j’étais à la recherche d’un emploi et qu’il m’était redevable du sauvetage héroïque de sa tendre fille et unique héritière, me convainquit d’entrer dans ses affaires comme on entre en religion. J’acceptai sans hésiter.

A quel moment me suis-je rendu compte que Saint-Preux poursuivait un plan bien précis en me recrutant ? Sincèrement, je pense l’avoir soupçonné dès le début, au moins confusément. Mon atout, c’est que j’ai toujours paru un peu stupide, et vous me désobligeriez en vous fiant, vous aussi, aux apparences. A mon arrivée, on s’efforça d’emblée de m’expliquer le fonctionnement général de la nébuleuse de sociétés que contrôlait Saint-Preux, l’activité la plus importante étant l’import-export, l’activité la plus rentable étant manifestement la finance. Je n’avais, c’est évident, aucun talent particulier dans chacun de ces domaines. Pendant plus d’un mois, mon « travail » consista à faire du tourisme entre les diverses entités, nouer des contacts directs avec chacune des directions, m’enquérir des caractéristiques du business, en un mot, prendre la température du groupe. Et puis tout à trac, Enguerrand me proposa le Secrétariat général de la holding, celle des sociétés qui coiffait toutes les autres et tenait les rênes du mammouth : la place juste à la droite du Seigneur. J’étais outrageusement incompétent pour le poste, cela va sans dire. Mais Saint-Preux fit de nouveau un brillant exercice de sa dialectique, m’expliquant que c’était ma capacité de réflexion qu’il achetait et non le savoir technique, que je mettrais de toutes façons peu de temps à acquérir, il en était certain. Et il se lança dans un touchant panégyrique de la formation universitaire, dont l’excellence battait à plates coutures les Ecoles, « qui forment des trous-du-cul prétentieux et bornés », conclut-il après son envolée passionnée.
J’acceptai donc avec enthousiasme une promotion clairement justifiée par mes talents reconnus. Reconnus par le seul Enguerrand, s’entend : aucun professionnel sérieux ne m’aurait accordé le moindre strapontin vers un tel poste. Je suis encore admiratif aujourd’hui de la performance rhétorique de Saint-Preux, de sa connaissance intuitive des ressorts psychologiques, et de son habile manipulation des leviers de la vanité et de la cupidité, le tout enrobé d’un paternalisme consommé. Pour autant, mes sens étaient en alerte. Et mes arrière-pensées furent confirmées lorsque je soumis mon contrat de travail à un brillant camarade d’université, qui avait déjà réussi ses premiers pas dans un grand cabinet d’audit. Son verdict tomba comme la lame de la guillotine : « Heureusement que le salaire est généreux, mon chéri, car tu viens de vendre ton âme ». « J’espère que ce n’est pas le Diable, ton Saint-Preux », ajouta-t-il pour tenter de nuancer la brutalité de son propos. Mais les explications qui suivirent n’avaient en soi rien de rassurant : « Tu es devenu une sorte de prête-nom, mon cher Alex, tu es fusible et consomptible à merci, tu es un candidat virtuel à la geôle pour une durée variable, et probablement très longue, si les affaires saint-preuxiennes venaient à tourner au vinaigre ». J’avais enfin compris le rôle gratifiant que m’avait généreusement offert Enguerrand en échange de mon âme.

Je fus un moment tenté d’affronter Saint-Preux et de lui jeter mon contrat à la tête, comme le firent sans doute ses aïeux avec le gant, en prélude au duel. Mais ma rage s’apaisa sous le coup d’un sursaut de lucidité : que pouvais-je espérer à croiser le fer avec Enguerrand ? Il m’aurait laminé et je n’aurais même pas sauvé mon amour-propre. Et si mes préventions étaient excessives ? Peut-être ces clauses étaient-elles classiques dans la fonction, finalement ; qu’en savais-je, au juste ? Quant à l’aisance matérielle qui m’était offerte, je ne pouvais raisonnablement pas espérer l’obtenir ailleurs. Je finis donc par me convaincre d’adopter une autre stratégie : mettre à profit les leçons de judo que l’on m’avait infligées dans mes jeunes années, et utiliser l’énergie de l’adversaire, si Saint-Preux en était un, pour le vaincre, s’il était malintentionné à mon égard. C’était probablement une petite lâcheté de ma part que de faire ce choix confortable ; à moins que j’aie alors pressenti les jouissances secrètes que procure la vie d’espion – je sais maintenant combien il m’est difficile de me passer de ma dose d’adrénaline.

Par sécurité, il me parut utile d’endormir la méfiance possible d’Enguerrand en devenant son gendre. Rosemonde me faisait clairement les yeux doux, ce qui me facilita la tâche. Les fiançailles officielles ont duré plus d’un an, délai tout juste convenable, chez les Saint-Preux, pour se préparer au mariage. Lequel fut, vous vous en doutez, quasiment princier, et suivi d’un voyage de noces de trois mois. Pendant lequel, toutefois, me parvenaient chaque jour les documents requérant mon auguste signature…
Ensuite, je me suis mis au travail sans trop attirer l’attention de mon boss, qui s’attendait justement à ce que j’en fasse le moins possible. Après tout, j’avais des responsabilités sur le papier, mais qui se limitaient dans les faits à exécuter, sous ma signature, les instructions que je recevais de Saint-Preux. Oh oui, j’ai sacrément travaillé, et j’ai patiemment décortiqué le système dont j’ai fini par comprendre l’essentiel des rouages. Il m’a fallu de longues années, j’en conviens. Mais la question est ardue pour qui ne connaît rien au droit, à la comptabilité, à la finance, et d’une façon générale aux affaires. Et même arrivé à ce stade, il restait encore de nombreux blancs dans le dispositif.
C’est alors que j’ai eu de la chance. Un jour que j’avais à recueillir l’avis d’Enguerrand sur un ordre de virement incompréhensible, je me rendis dans son bureau avec le document concerné. Je frappai plusieurs fois sans obtenir de réponse, alors que j’étais certain de sa présence : il ne pouvait sortir de son bureau sans passer devant le mien. Craignant qu’il ait pu souffrir d’un malaise, je pris la liberté d’entrer : il n’y avait personne. De retour dans mon propre bureau, j’en étais encore à rechercher la raison de ce prodige quand Saint-Preux poussa sa porte comme par enchantement. C’est précisément la porte qui provoqua le déclic : selon une légende tenace, ce très vieil immeuble aurait en d’autres temps abrité des Templiers. J’en déduisis qu’il y avait sans doute un passage secret ouvrant dans ce bureau, seule explication possible à la « disparition » momentanée de son occupant.
Dès que Saint-Preux dut s’absenter quelques jours, je partis en exploration. Il ne me fallut pas longtemps pour découvrir le mécanisme, grossièrement dissimulé sous les armoiries de la famille. Je jubile à l’idée que sa propre vanité ait provoqué la chute d’Enguerrand. Dans le cagibi secret, j’ai moissonné de riches informations sur l’état pitoyable de ses affaires officielles, et tout ce qu’il me fallait pour comprendre ses affaires occultes et me les approprier. Un concentré de magouilles plus ou moins sophistiquées et d’escroqueries pures et simples. Passionnant. Et bigrement lucratif. Mais risqué, bien sûr, pour qui doit en assumer la responsabilité.

C’est en mars dernier, lorsqu’il s’est rendu comme d’habitude à Gstaad pour épuiser sa quinzaine de ski mondain, que je suis passé à l’offensive. J’avais préalablement fait siphonner tous ses comptes secrets au Luxembourg et en Suisse, et j’ai lancé l’hameçon à la police financière. J’ai fait jouer les limiers au Petit Poucet, en disposant les pièces majeures de façon à ce qu’il ne soit ni trop facile, ni trop difficile de les trouver. Les preuves contre Saint-Preux, vous le savez, ont été accablantes. On a même projeté, durant le procès, les enregistrements des « boîtes noires » de sécurité saisies dans les banques étrangères, où il apparaît, en personne, en train de retirer des monceaux de billets. C’est ma plus belle page du scénario : lui-même n’a toujours pas compris comment c’était possible, vu qu’il n’y a jamais mis les pieds. Enfin, maintenant, ces histoires sont terminées, ou en passe de l’être : Saint-Preux moisira en prison, et je lui ai piqué tout son fric. Il sait maintenant ce qu’il en coûte d’avoir voulu me duper, et il regrette probablement d’avoir choisi son pigeon avec aussi peu de discernement. Il est retors, mon ex-beau-père, mais pas très finaud. Pas comme Antoinette…

Voilà, mon cher Renaud, ce que je tenais à vous confier. En tant que détective, vous avez fait preuve d’une constante efficacité dans les affaires, pas toujours faciles, que je vous ai confiées. En tant qu’homme, vous m’avez toujours honoré de votre amitié, bien qu’à l’évidence vous sachiez depuis longtemps que je ne suis digne d’aucun sentiment. Mais je connais votre droiture et vous demande de considérer cette lettre comme une sorte de testament moral, s’il devait m’arriver quoi que ce soit de fâcheux, maintenant que je réside si loin de France. Ce n’est pas Enguerrand que je redoute vraiment : d’une part, il restera sous les verrous un bon bout de temps, comme vous le savez. D’autre part, il n’est pas suffisamment opiniâtre pour commanditer des embarras à mon encontre, voire mon assassinat, et il n’est en tout cas plus assez riche pour en payer le prix.
Ce n’est pas non plus Rosemonde qui m’inquiète : certes, elle ne peut accepter ce qu’elle a appelé ma « déloyauté » envers sa famille, bien qu’elle ait toujours soupçonné, de son propre aveu, que les affaires de son père « ne fussent pas aussi raffinées que sa vie mondaine ». Certes, nous avons divorcé, mais je l’ai dotée bien au-delà de mes obligations. Et elle m’a sincèrement aimé, alors que, je l’avoue sans remords, elle m’a toujours été indifférente : je l’ai épousée par pur calcul. Dans le but exclusif de faciliter mon plan et de nuire à son père.
J’ai plus à craindre d’Antoinette, dont le ressentiment est immense, pour d’autres raisons que ma responsabilité dans la chute de son mari – mais je ne peux vraiment pas vous dire de quoi il s’agit, vous voudrez bien me le pardonner. Ce n’est pas une question de défiance à votre égard, croyez-le bien. Mais je ne peux tout simplement pas en parler. Pas encore.
Enfin, il est bien possible que j’aie plus à craindre encore de Guillaume, que vous avez souvent croisé en ma compagnie au club. Vous allez me croire souffrant, ou paranoïaque, puisque mon fils Guillaume n’a même pas atteint ses treize ans. J’en assume désormais seul la garde : « il me fait peur, il te ressemble trop » m’a dit Rosemonde, pour justifier son renoncement. Il a pourtant la chance d’être le portait craché de sa mère – sur le plan physique, s’entend, avec ses yeux gris qui charmeraient jusqu’au gardien des Enfers. Mais pour ce qui est du caractère, je crains qu’il n’ait hérité de l’amoralité de son grand-père, du sang-froid calculateur de sa grand-mère, et de la noirceur d’âme de son père.

Je vais vous dire pourquoi je m’inquiète : j’entrepose dans ma bibliothèque toutes les pièces que je qualifierais d’« importantes », qu’elles soient ou non officiellement présentables, si vous voyez ce que je veux dire. Le tout est enfermé dans un meuble métallique du XVIIIème, entièrement recouvert d’une marqueterie précieuse, ce qui en camoufle la véritable destination. La serrure est attribuée au célèbre ferronnier Jean Lamour lui-même, et je puis attester qu’elle est un modèle de sophistication. Eh bien, figurez-vous que Guillaume est parvenu à ouvrir le meuble. Il semble que ce soit avec une clef, alors qu’il n’y en a qu’une, la mienne, et je la conserve toujours sur moi. Mais je ne peux rien affirmer avec certitude sur la seule foi de la vidéo (mon fils l’ignore, mais une caméra se déclenche automatiquement dès que l’on touche le coffre). Et savez-vous ce qu’il a fait ? Grâce à l’appareil photographique que je lui ai offert récemment (sa demande pour le plus petit numérique du monde ne m’avait pas parue suspecte), il a photographié une cinquantaine de pièces – selon un choix tout-à-fait judicieux pour qui voudrait me chercher des poux dans la tête. Heureusement, l’alerte a sonné sur mon ordinateur portable alors que j’étais à Londres, et j’ai pu faire récupérer l’appareil photo par l’un de mes « chiens de garde », avant que le contenu ne s’en évapore. Je vous passe les détails, mais vous savez que je ne lésine pas sur les moyens quand il s’agit de sécurité.
« Je ne sais plus où j’ai fourré mon petit appareil photo d’espion, tu ne l’aurais pas vu, par hasard ? » m’a lancé négligemment mon fils lorsque je suis rentré – plus tôt que prévu. « Je crois bien l’avoir rangé dans le coffre avant de partir. Tu laisses tout traîner, ce n’est pas prudent. Pourquoi ? Tu en as besoin tout de suite ? » lui ai-je répondu sur le même ton. « Ouais, j’ai un boulot urgent à faire pour grand-mère Antoinette. Ma première commande d’artiste », m’a-t-il rétorqué avec un petit rictus espiègle, sans laisser ciller ses beaux yeux gris-acier. Une sacrée petite graine de salopard, ce gamin, et je m’y connais. Mais enfin, les chiens ne faisant pas des chats, je ne dois pas m’en étonner outre mesure. Et je lui ai rendu l’appareil, après avoir effacé toutes ses prises, bien entendu.

Mon coffre est désormais vierge de tout document compromettant, et j’envoie Guillaume dans un pensionnat au fin-fond des Etats-Unis (en Suisse, il aurait été trop près de sa grand-mère), dans un établissement où il pourra jouir, tout à loisir, des principes éducatifs barbares des Yankees. Je lui ai expliqué que l’objectif était de le doter d’une formation de base solide, ainsi que de la parfaite maîtrise de l’anglais. Il n’a pas moufté, mais son bel iris métallique s’est rétréci, et j’ai reconnu les épées meurtrières de sa grand-mère Antoinette.
Ce qui me laisse perplexe, c’est que Guillaume n’avait aucune raison objective de me trahir, et encore moins de me détester. Je ne lui ai jamais rien dit, ni rien fait, qui justifie un tel comportement. A moins que ma propre mère n’ait finalement raison : elle prétendait que l’indifférence est pire que la violence, mais je suis toujours resté hermétique aux finasseries métaphysiques maternelles. Vous qui n’avez pas eu d’enfant ne pouvez sans doute pas m’éclairer sur ce point, qui restera donc dans l’ombre jusqu’à ce que je l’oublie.
Je vous exposerai directement, lors de mon prochain passage en Europe, ce qu’il conviendrait d’entreprendre au cas où la justice me collerait de trop près, ou si je venais à disparaître prématurément. Quelques indices préoccupants me laissent penser que la pièce n’est pas totalement jouée.
En attendant, merci de ranger la présente au rang des minutes de vos dossiers en veille, et de ne jamais oublier que nous avons de nombreux secrets en commun, que je suis votre plus ancien et plus fidèle client et aussi votre ami – vous connaissant, je suis même probablement le seul.

Bien à vous,

Alexandre Duhaut

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