La responsabilité pénale

La responsabilité pénale du chef d’entreprise : l’infraction routière d’un salarié

"Nous ne pouvons pas vivre dans une société de perpétuelle et universelle dénonciation. La France a été, à d’autres époques, hélas, le pays des lettres anonymes, celui où paraît-il on en a écrit le plus dans toute l’Europe." expliquait François Bayrou en 2017. A contrario, Frédéric Lefebvre exposait, en 2009, une toute autre pensée : "Si la délation est condamnable car se faisant au détriment de gens honnêtes, la dénonciation est un devoir républicain prévu dans la loi et permettant de lutter contre les délinquants."
Je ne partage pas ce dernier point de vue, dans la mesure où la loi… peut être injuste et même anticonstitutionnelle !

Par Maître Alexandre-Guillaume TOLLINCHI, Avocat à la Cour – Docteur en Droit, Avocat associé de la SELARL TOLLINCHI’S LAW FIRM (Barreau de Nice), Enseignant à la Faculté de Droit de Nice.

Dénoncer ou non. La société contemporaine est confrontée à cette dualité de pensée.

En ma qualité d’Avocat, tout autant qu’en homme fraternel, je réprouve le concept même de la dénonciation : tout en lui me gêne, tout en lui fait honte à l’humaniste corse que je suis. Il inspire l’ombre quand le citoyen a besoin de lumière. Sauf lorsqu’il s’agit d’une infraction de sang ou de mœurs et sauf lorsque l’infraction relève de l’article 434-1 du Code pénal, la dénonciation me paraît non seulement immorale mais contribue à transformer voire à travestir la notion même de citoyen. Un bon citoyen devient un citoyen qui dénonce automatiquement, qui "balance" facilement, qui "vend" son voisin qu’il n’apprécie pas, qu’il pense être à tort un délinquant, sans souvent détenir le moindre élément de preuve ou la moindre certitude. Travestir ainsi la notion de citoyen, c’est porter atteinte à la substance même de la citoyenneté qui n’est autre que le moyen de vivre ensemble en exerçant des droits et des devoirs civiques. Sauf erreur de ma part, la dénonciation n’est pas un devoir civique. C’est une obligation légale strictement encadrée par l’article 434-1 du Code pénal pour tous et par l’article 40 du Code de procédure pénale pour les autorités constituées et les fonctionnaires.

L’Avocat, lui, est également soumis à une obligation de « dénonciation », particulièrement dans le cadre de la déclaration de soupçon TRACFIN.

Obligation légale de dénonciation

Ces quelques éléments rappelés, posons le décor : oui, le chef d’entreprise employeur, lui aussi, est, depuis la loi n°2016-1547 du 18 novembre 2016, soumis à une obligation légale de dénonciation. L’article L. 121-6 du Code de la route, issu de cette loi, dispose ainsi que "Lorsqu’une infraction constatée selon les modalités prévues à l’article L. 130-9 a été commise avec un véhicule dont le titulaire du certificat d’immatriculation est une personne morale ou qui est détenu par une personne morale, le représentant légal de cette personne morale doit indiquer, par lettre recommandée avec demande d’avis de réception ou de façon dématérialisée, selon des modalités précisées par arrêté, dans un délai de quarante-cinq jours à compter de l’envoi ou de la remise de l’avis de contravention, à l’autorité mentionnée sur cet avis, l’identité et l’adresse de la personne physique qui conduisait ce véhicule, à moins qu’il n’établisse l’existence d’un vol, d’une usurpation de plaque d’immatriculation ou de tout autre événement de force majeure. Le fait de contrevenir au présent article est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe".
D’une certaine manière, cela permettrait de garantir l’égalité des conducteurs devant la loi, que le conducteur utilise son véhicule professionnel ou le sien propre. Cette motivation est inadaptée puisque les personnes physiques peuvent continuer à "couvrir" certains mauvais conducteurs, comme le ferait l’époux à l’endroit de son épouse ou inversement.
Un autre objectif existe, la sauvegarde de la sécurité routière – nous éviterons ici toute polémique, n’ayant pas vocation à critiquer la politique
critiquable – de lutte contre l’insécurité routière. Quelles sont les infractions commises par son salarié au volant qui doivent être dénoncées par l’employeur titulaire de la carte grise ? Vous les retrouverez à l’article R 110-11 du Code de la route, lequel couvre la plupart des situations infractionnelles au volant.

Des difficultés pour l’employeur

En pratique, l’employeur personne morale doit révéler à l’autorité indiquée sur l’avis de contravention non seulement l’identité complète du conducteur salarié mais plus encore son adresse, dans les 45 jours de l’envoi dudit avis.
Cela pose, en pratique, cinq difficultés :
- La première difficulté, que nous écarterons puisqu’elle est couverte par la loi, c’est la révélation d’une information relative à la vie privée et familiale.
- La deuxième difficulté envisage l’hypothèse selon laquelle l’employeur n’a pas été informé par son salarié de sa nouvelle adresse, après déménagement. Il ne peut donc matériellement pas communiquer une adresse qu’il ne connaît pas… ou que son salarié n’a pas voulu lui transmettre.
-  La troisième difficulté est plus pernicieuse. Le retrait de points éventuel auquel s’expose désormais, sans ne pouvoir plus se défendre, le conducteur salarié peut entraîner un retrait de permis, alors même que l’infraction a peut-être été commise dans l’intérêt de l’employeur. La conséquence éventuelle est de priver le salarié de son emploi lorsque ledit permis est contractuellement nécessaire à l’exécution de la prestation de travail.
- La quatrième difficulté est d’ordre psychologique. La dénonciation par l’employeur perturbe la relation de confiance avec le salarié et peut avoir des conséquences sur l’exécution du travail, tout autant que cela peut conduire le salarié à rechercher la responsabilité de l’employeur quant aux conditions de travail au titre de son obligation de sécurité. En outre, le rôle de l’employeur est d’exercer ses prérogatives d’employeur ; il ne devrait pas, théoriquement, avoir à exercer une mission de quasi collaborateur bénévole du service public…
- La cinquième difficulté envisage le cas où l’employeur a confié le véhicule de fonction à son salarié, que ce dernier a lui-même confié à un tiers hors du temps de travail, un tiers inconnu de l’employeur. L’employeur va alors probablement dénoncer le salarié… qui n’est pourtant pas responsable de l’infraction, ce dernier n’étant pas lui-même soumis à une obligation de dénonciation.
Si l’employeur se trompe quant à l’identité du conducteur dénoncé ou ne fournit pas d’éléments précis permettant de l’identifier, il n’est pas certain qu’il échappe à une amende pour non-dénonciation du conducteur réel (Cass. crim. 2 mars 2016, n° 15-81.910)

Concernant la troisième difficulté, quid de l’employeur qui déciderait de ne pas dénoncer son salarié, de régler l’amende initiale, de régler en sus l’amende relative à la non dénonciation, et de déduire du salaire de son employé le montant de ces amendes, ce afin d’éviter à son salarié de perdre son permis et son emploi, dans un geste d’une certaine mais relative bonté ?

Autre problématique : le paiement de l’amende

Précisons une chose : le dirigeant de l’entreprise doit assumer lui-même l’amende de non-dénonciation et non pas la personne morale, laquelle ne pourra pas l’en rembourser par la suite. De ce fait, il ne pourra pas la déduire du salaire… Au demeurant, la non-dénonciation sanctionnée est une infraction de l’employeur, pas du salarié.

S’agissant à présent de l’amende initiale, lorsque le conducteur a agi en qualité de préposé, le tribunal peut mettre à la charge de l’employeur le règlement de celle-ci, en totalité ou en partie, en fonction des circonstances et des conditions de travail. Cette solution est risquée pour l’employeur. En effet, la prise en charge par l’employeur des amendes réprimant des infractions routières intègre l’assiette des cotisations de sécurité sociale, ce qui peut s’avérer particulièrement coûteux. En outre, l’employeur qui prendrait en charge ces amendes avant de les déduire du salaire serait passible de poursuites devant le Conseil de Prud’hommes : il s’agirait alors d’une sanction pécuniaire, formellement interdite par l’article L. 1312-1 du Code du travail.
C’est de surcroît un délit puni d’une amende de 3 750 €.
Quant au fait pour le dirigeant de la personne morale employeur de faire peser volontairement, et sans décision de justice, sur la trésorerie de cette dernière le coût des amendes de ses salariés, il s’agit ni plus ni moins que d’un abus de biens sociaux… passible du tribunal correctionnel, sans préjudice de sa responsabilité personnelle vis-à-vis de la société.
Vous l’aurez compris, l’impunité des salariés conducteurs est terminée. Mais, désormais, c’est la responsabilité pénale du dirigeant de la personne morale employeur qui peut en sus être engagée… au motif de ne pas avoir dénoncé le cher et tendre salarié !

Attention  : les salariés conducteurs ne sont pas les seuls concernés par l’obligation de dénonciation pesant sur le dirigeant. Les associés ou les mandataires sociaux bénéficiant d’un véhicule de société sont donc eux aussi concernés.
Avis aux bonnes âmes pleines de générosité et d’intentions humanistes !

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