Vers un lynchage public

Vers un lynchage public des fraudeurs fiscaux ?

L’année 2021 de la jurisprudence fiscale européenne commence sur les chapeaux de roues à l’encontre des contribuables fraudeurs. Alors que la situation sanitaire mondiale ne s’améliore guère et dure depuis environ un an, faisant ressortir un mal-être général et des comportements parmi les plus sombres de notre humanité, il semblerait pour les magistrats européens que cela n’empêche pas de stigmatiser publiquement les auteurs d’infraction fiscale.

Par Me Julien Alquier avocat en droit fiscal au Barreau de Nice, chargé d’enseignement à l’Université Nice-Sophia Antipolis, doctorant au sein du laboratoire CERDP (E.A n°120)), enseignant à l’EDHEC

La Cour européenne des droits de l’homme vient en effet de rendre un arrêt des plus surprenants concernant la publication sur internet de l’identité et de l’adresse des contribuables qui ne respectent pas leurs obligations fiscales.

Les fraudeurs fiscaux plus fraudeurs que les autres

Dans cette affaire le requérant ressortissant hongrois contestait la publication par l’administration fiscale de ses données personnelles sur internet pour défaut de paiement de ses impôts. La législation nationale hongroise prévoit en effet une telle publication en ce qui concerne les contribuables dont les arriérés d’impôts et les dettes fiscales dépassent 10 millions de forints hongrois soit près de 28 000€. Les informations publiées comprenaient le nom du demandeur, son adresse personnelle, son numéro d’identification fiscale et le montant de l’impôt impayé qu’il devait. De surcroît, le contribuable a par la suite figuré sur une liste des "principaux fraudeurs fiscaux" sur le site web des autorités fiscales hongroises, avant qu’un média en ligne produise une carte interactive des défaillants fiscaux indiquant son adresse personnelle avec un point rouge. Le requérant a logiquement fondé sa défense sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme concernant le droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile, précisant que la publication de son nom et d’autres détails personnels sur la liste des défaillants fiscaux n’avait pas été nécessaire, à part pour lui faire honte publiquement.

Les magistrats européens à la majorité, mais pas à l’unanimité, ont indiqué que la publication des données d’identification du demandeur, y compris l’adresse de son domicile, sur le portail du site Web de l’administration fiscale pour non-respect de ses obligations fiscales était justifiée et poursuivait des objectifs légitimes de protection du système fiscal et des tiers, soumis à la marge d’appréciation de l’État hongrois en matière de stratégie économique et sociale. Ils ont également considéré que la manière et la portée des informations publiées étaient suffisamment circonscrites pour garantir la disponibilité et l’accessibilité des informations d’intérêt public tout en ayant des effets limités sur la vie privée du demandeur.

L’opinion dissidente de certains juges

Contrairement aux décisions collégiales françaises qui ne font pas apparaitre l’avis des différents magistrats, les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme indiquent les opinions dissidentes communes des magistrats statuant collégialement mais en désaccord avec leurs homologues. Et leur avis sur cette décision est tellement antagoniste qu’il convient d’être souligné. En effet, ces magistrats opposants à la décision de la Cour notent l’absence de nécessité des moyens mis en œuvre pour atteindre le but partiellement douteux, ainsi que l’intrusion très grave - et même potentiellement dangereuse - dans la vie privée du requérant, les amenant à conclure que les autorités internes hongroises, et finalement la majorité des magistrats, ont mené un exercice d’équilibrage insatisfaisant entre les intérêts respectifs en jeu à savoir la protection de la vie privée ainsi que les intérêts économiques et sociaux d’un État.

Une décision à contre-courant de la législation française

Il convient de relever que cette décision, qui ne fait donc pas l’unanimité au sein même des magistrats européens comme il vient d’être démontré, ne va pas non plus dans le sens du législateur français. Pour mémoire, la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a imposé l’anonymisation des décisions de justice dans son article 33 dont le titre est très clairement "Concilier la publicité des décisions de justice et le droit au respect de la vie privée". Concrètement cette loi prévoit l’anonymat pour les noms et prénoms des personnes physiques mentionnées dans les décisions, lorsqu’elles sont parties ou tiers, avec d’ailleurs une extension aux magistrats et greffiers, et cela porte sur tous les éléments de la décision permettant l’identification des parties, pas seulement leur nom, s’il existe un risque d’atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage. Nous sommes donc très loin de l’avis des magistrats européens avec la décision commentée ici au regard de la loi française concernant la suppression des données personnelles contenues dans les décisions, voire toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable prévue par le très important règlement général sur la protection des données (RGPD). Autre exemple de l’anonymisation en matière fiscale, celui des agents de l’administration dont nous vous parlions dans l’édition du 6 au 12 novembre 2020 de votre journal d’annonces légales préféré.

Alors ne nous méprenons pas. Nous n’avons aucunement pour objectif de vouloir gracier tous les fraudeurs fiscaux de leurs infractions mais seulement qu’ils soient traités de manière égalitaire avec tous les autres fraudeurs et justiciables condamnés.

L’œuvre de Georges Orwell n’a jamais autant été prise en référence que depuis ces derniers mois mais il semblerait que certains oublient de la lire. Comme l’écrivait l’auteur visionnaire dans 1984 "La persécution a pour objet la persécution". Mais surtout, "Les masses ne se révoltent jamais de leur propre mouvement, et elles ne se révoltent jamais par le seul fait qu’elles soient opprimées. Aussi longtemps qu’elles n’ont pas d’élément de comparaison, elles ne se rendent jamais compte qu’elles sont opprimées".
Les magistrats européens souhaiteraient-ils débuter une révolution fiscale ?

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