La BD, ce 9e art…

La BD, ce 9e art…

Découvrez la chronique littéraire de Daniel Schwall, réalisée en collaboration avec la librairie Quartier Latin pour notre journal Les Petites Affiches des Alpes-Maritimes.

Je vous l’avoue, je n’ai jamais été grand fan
de Bande Dessinée, que j’ai toujours considéré
comme un diminutif autant de la littérature
que de l’art pictural. Oh, bien sûr, je me suis
gavé de Tintin quand j’étais jeune, j’ai même
consommé du Quick and Flupke et du Sylvain
et Sylvette, et quand est apparu Astérix je me
suis pris pour un intellectuel juste parce que
mon père me chipait les BD et s’esclaffait en
cachette. J’ai ensuite souscrit à Pilote et à la Rubrique-
à-Brac, j’ai aimé un peu honteusement
Valérian, parce que déjà le manque flagrant
d’effort littéraire m’apparaissait comme vaguement
honteux et je n’ai aimé Blueberry qu’à
cause de son dessin hystérique.

Si donc comme moi vous vous êtes arrêtés à
Spirou ou à Achille Talon, peut-être qu’une révision
générale s’impose. Vous irez donc vous
procurer « les 1001 BD qu’il faut avoir lues
dans sa vie » à paraître dans quinze jours
chez Flammarion (32 e) et vous guetterez les
labels « Fauve du Festival d’Angoulême », qui
sait, vous irez peut-être même vous geler au
bord de la Charente pour prendre le pouls de
ce qu’on appelle depuis Goscinny le 9e Art.
Avant de mettre la main sur le prix d’Angoulême
2012 dont l’entièreté du tirage disponible
a été cette année réservé par une chaîne de librairie,
je vous propose donc un petit retour en
arrière, sur une des sélections de l’année dernière.
Qui reste pourtant d’actualité puisqu’elle
a de fortes chances de remporter cette année
le prix littéraire PACA des lycéens et des apprentis,
qui brille par son éclectisme et sa sélection
résolument propice à la curiosité mentale.
« De Briques et de Sang » de Régis Hautière
et David François se présente sous forme d’un
bouquin solidement relié, respirant la valeur
autrement que le format BD qu’on connaît habituellement.
Et valeur il y a ! Les auteurs ont
mis deux ans à confectionner ce petit bijou, et
l’effort est bien apparent notamment dans le
dessin de François, qui a quelque chose d’indiciblement
baroque et réaliste à la fois.

L’affaire se résume à une intrigue policière plutôt
classique se plaçant (déjà plus remarquable)
à la veille de l’éclatement de la Grande Guerre
en 1914. C’est donc une espèce de Rouletabille
qui enquête, pour le journal de Jaurès,
sur une série de meurtres inexpliqués qui tient
tout d’une histoire de chambre close de Gaston
Leroux. Mais ce n’est, bien sûr, qu’un prétexte.
Prétexte à dérouler et revisiter cette étonnante
réalisation de l’ouvrier devenu industriel, Jean-
Baptiste Godin, père des poêles et cuisinières
éponymes.

Dans la bonne ville de Guise, Godin a donné
corps au Phalanstère de Fourier, qu’on classe
volontiers dans les utopistes socialistes. Le « Palais
Social » ou Familistère construit par Godin
et entièrement cédé en copropriété collective à
ses ouvriers tient donc à la fois du HLM de luxe
et d’Utopia : une ville dans la ville avec sa crèche,
ses commerces, sa piscine, son théâtre…
Une vraie découverte pour qui en est resté aux
belles idées, quand on apprend que ce Familistère
a fonctionné, à l’ombre des usines Godin,
pendant près d’un siècle. Plusieurs générations
s’y sont succédées et ont fait vivre la belle idée
de la possession collective des moyens de production
couplée à la vie en communauté redécouverte
par d’autres en mai 68.

C’est dans ce décor de briques du Nord que
se déroule notre intrigue, et on ne peut rester
indifférent à l’ampleur de la part graphique du
livre. Le dessin de François est à la fois caricatural
et hyperréaliste, éthéré et sombre,
quasi-photographique et totalement graphique
à la fois. Des arbres dénudés dessinent des
arabesques dans la brume laiteuse, des plans
entiers font appel à une précision de dessin
d’architecte tandis que les personnages, d’un
grotesque calculé semblent sortir de gravures
de Doré. L’ensemble forme un tout tellement
homogène qu’il en devient inqualifiable. C’est
avec gourmandise qu’on en dévore les pages,
non pour savoir qui est le meurtrier, mais par
pur plaisir visuel. Une vraie réussite, qui donne
au 9e art ses lettres de noblesse….

De Briques et de Sang, Hautière & François,
146 pages, Casterman éditeur, 16 €

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