Libraire : espèce hominidé

Libraire : espèce hominidée en voie de disparition ?

C’est la période où une de nos causes de stress
particulièrement douloureuses est le cochage
de la liste des cadeaux que nous devons ou
voulons faire – Noël oblige. Et comme l’année
dernière, de manière presque surprenante, un
sondage nous apprend que le cadeau préféré
des Français est et reste... un livre.

Rien de si étonnant quand on y réfléchit.
Le livre est de tous les cadeaux possibles le
genre qui offre le plus de choix et donc le
plus de possibilités de faire plaisir, de personnaliser,
de répondre aux goûts et passions de
chacun. C’est aussi un cadeau dont le budget
est faible : de 1,5 à 30 euros grand maximum :
la fourchette est large et le choix est immense.

Reste que le commerce du livre clopine fortement
ces temps-ci. Battus en brèche plus
par les multinationales d’internet que par
l’arrivée encore largement virtuelle de la lecture
sur tablette, les libraires ont du mal à
payer leurs loyers, leurs fournisseurs et leurs
salariés, pourtant dotés des grilles de salaire
les plus basses du commerce en France. Ils
aimeraient pour le coup faire valoir : que
le prix des livres est le même où qu’on les
achète, que le choix de livres qu’on peut toucher,
feuilleter, renifler est plus grand même
dans une petite échoppe que ce qu’on peut
sérieusement appréhender sur un catalogue
en ligne, que le conseil du libraire est un
service irremplaçable et que nous serions
tous tristes de voir disparaître ces temples
de l’esprit que représentent nos librairies
généralistes et indépendantes. Rien n’y fait,
le citoyen lambda ne se sent pas une âme de
ministre de la culture ou de sauveur de convivialité
en péril, il va au plus simple, il achète
chez des multinationales qui fraudent ouvertement
le fisc (et s’en vantent auprès de leurs
actionnaires), et cela juste parce qu’elles
ont su placer leur onglet sur son navigateur
internet. Le parlement vient pourtant de voter
une loi mettant les sauvages d’Amazonie à
égalité avec les libraires de France : voyons
donc si cela arrêtera l’hémorragie.

La ville de Nice est particulièrement touchée
par la crise de la librairie : elle vient
de perdre en moins de deux ans sa Maison
de la Presse et son Virgin et c’est maintenant
le vaisseau phare de la librairie niçoise, La
Sorbonne qui est en péril. Bref retour en
arrière : depuis que la dynastie Seyrat a
passé la main, la Sorbonne est passée entre
les doigts du groupe Privat, lui-même racheté
par Bertelsmann/France Loisirs qui est tombé
récemment dans l’escarcelle d’Actissia, avatar
français d’un fonds d’investissement américain.
Qui vient de décider la mise en vente
de toutes ses librairies en un délai fissa : en
un an tout doit être réglé, hors France Loisirs,
ils ne veulent rien garder. Pas étonnant que
les 18 salariés de la Sorbonne ne donnent
pas cher de leur avenir, tout comme les autres
1.200 salariés du groupe auquel ils appartiennent
à l’insu de leur bon gré, qui risquent
de venir s’ajouter aux 1.000 salariés que Virgin
a laissés sur le carreau.

A moins que... redevenir indépendante, voilà
ce qui peut sauver la Sorbonne. C’est le
constat de tous les docteurs qui se penchent
à son chevet, y compris celui de votre serviteur.
Mais comment acheter sa liberté
quand aucune banque ne veut même prêter
de quoi refaire une devanture dans un
secteur considéré comme économiquement
« problématique » (les banquiers aiment la
litote). Certaines petites librairies ont fait
appel à leurs clients pour faire face à une
passe difficile : c’est le crowdfunding, une
sorte d’investissement citoyen. Et le Centre
National du Livre, tout comme les grands
éditeurs y vont de leur effort financier pour
soutenir les projets viables. Ainsi le sort de
la plus importante librairie de Nice reste
incertain au lieu d’être déjà scellé comme le
voudraient certains. Il lui faudrait cependant
un minimum de sollicitude de la part de la
main publique. Point de milliardaire russe ou
de cheik arabe à l’horizon : les libraires sont
plutôt maladroits des pieds.

Mais que dire quand même le Centre National
du Livre, semble vouloir refuser son aide (pourtant
promise « à tous les repreneurs de librairies
du groupe Chapitre » par Mme Filippetti)
au seul projet de reprise de la Sorbonne ?

C’est une problématique que l’Université de
Nice, qui devrait pourtant se sentir concernée,
vient de régler à sa manière. Après
avoir confié l’entièreté de ses acquisitions
de livres (un demi millions d’euros) à une
grande librairie aixoise (à prix égal avec
les libraires niçois qui étaient sur les rangs,
puisque, répétons-le, le prix du livre en
France est réglementé), elle a récidivé ces
jours-ci en confiant à nouveau son marché au
même groupe. Bel exemple de civisme ! Les
étudiants Niçois, eux, n’ont qu’à mieux se
pourvoir : ce n’est pas leur faculté qui contribuera
à ce que les libraires de la ville aient
dans leurs rayons les livres qu’il leur faut.

La carence de la main publique nous laisse,
nous, lecteurs, devant nos responsabilités et
notre plaisir : nos cadeaux de Noël, nous
irons les choisir et acheter dans une vraie
librairie. Et juste pour vous titiller un peu :
pas de conseil de lecture aujourd’hui, vous
n’avez qu’à aller demander à votre libraire…

Visuel : © Rodrigo Galindez

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