Jean-Philippe Gille : « Le juriste d’entreprise est une fonction clé »
- Par Sébastien Guiné --
- le 9 décembre 2023
Alors qu’il a été beaucoup question de la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise, le président de l’AFJE livre un point de vue éclairant sur une profession qui a considérablement évolué.
Qu’est-ce qui définit aujourd’hui le juriste d’entreprise ?
– Jean-Philippe Gille, président de l’AFJE :Le métier de juriste d’entreprise est multiforme. Les juristes d’entreprise sont des professionnels du droit, formés à l’Université de droit. Aujourd’hui, dans les directions juridiques, vous êtes embauchés à au moins bac+5, avec un anglais courant, et parfois même une seconde langue. C’est devenu un métier à profil exigeant, de plus en plus internationalisé. C’est aussi un métier qui est très plastique parce qu’il est issu de la pratique. Le juriste d’entreprise est en perpétuelle adaptation. La dernière grande évolution, c’est celle de la conformité, la compliance. Le juriste était amené à gérer des risques à travers le contrat, aujourd’hui il gère les risques à travers la conformité. C’est tout l’enjeu du legal privilege. Il y a également une quête de la valeur ajoutée dans le métier de juriste, qui n’est plus un simple auteur de contrats, rédacteur de statuts...Le juriste d’entreprise est une fonction clé, il protège l’entreprise et son activité dans un environnement complexe et risqué. Les juristes d’entreprise sont d’ailleurs de plus en plus intégrés au niveau des COMEX ou des comités de direction, selon l’organisation de l’entreprise. Ils sont également recherchés pour être dirigeants d’entreprise ou des administrateurs indépendants car l’entreprise a compris que le juriste avait des qualités d’écoute, de synthèse et d’anticipation des risques. Le juriste est aussi un manager, un chef de projet, quelqu’un qui va devoir participer à des transformations importantes de l’entreprise.
Qui dit nouvelles missions dit plus de responsabilités ?
– Jean-Philippe Gille : Oui mais il faut rappeler que le juriste est dans une posture de conseiller du dirigeant. Il est là pour éclairer le risque, il ne prend pas de décision mais est une aide précieuse à la décision. En revanche, lorsqu’ils sont amenés à évoluer, certains juristes quittent l’habit de juriste d’entreprise pour devenir dirigeants et là ils sont exposés aux risques de la direction. S’il y a peu de mise en cause de la responsabilité du juriste, il est néanmoins de plus en plus exposé, médiatiquement ou dans le cadre de procédures. Le juriste a été éduqué pour prévenir les risques et non pas, comme on a pu le lire ou l’entendre, pour couvrir des infractions. Le juriste d’entreprise est le garant du droit et de la sécurité juridique de son entreprise, ce rôle implique une grande conscience et responsabilité en matière éthique et déontologique. il est un passeur, il diffuse une culture juridique vertueuse par son rôle d’intermédiation entre la réalité économique de l’entreprise et l’univers des normes juridiques.
Comment qualifier les relations entre juristes d’entreprise et avocats ?
– Jean-Philippe Gille : La relation entre avocats et juriste d’entreprise est une relation tout à fait synergique, positive. Ils sont nos partenaires au quotidien. Les périmètres sont bien délimités. Le juriste d’entreprise fait partie de l’entreprise et contribue à son développement et à la réussite de ses projets depuis l’intérieur grâce à un connaissance fine et pointue des enjeux de l’entreprise, des spécificités de son secteur ou encore de ses atouts. L’avocat est un conseil indépendant, extérieur à l’entreprise auquel le juriste a recours pour son expertise technique. Ils se complètent. Je rappelle que le juriste d’entreprise n’a aucune qualité à émettre une consultation en dehors de l’entreprise donc il n’y a aucune concurrence. Par ailleurs, le marché des honoraires d’avocats est un marché de prescription. Plus les directions juridiques sont fortes, plus le marché se développe. La reconnaissance du métier de juriste d’entreprise est tout à fait profitable pour les avocats et la filière juridique.
Comment expliquer dès lors la réticence des avocats vis-à-vis de la confidentialité de vos consultations, demandée depuis de nombreuses années ?
– Jean-Philippe Gille : L’analyse est multifactorielle et repose en partie sur des inquiétudes liées à la profession elle-même dans un environnement concurrentiel et technologique qui bouscule le marché. Il y a également probablement pour les avocats, nombreux, qui ne travaillent pas au quotidien pour les entreprises, une méconnaissance et une prévention à l’égard d’un métier qui est récent. Il nous appartient de les comprendre et de les rassurer. Et ce que nous disons aux avocats, c’est qu’aujourd’hui nous ne pouvons pas faire notre travail sans confidentialité. Nous sommes arrivés au point de bascule. Avec le choc de conformité et des enjeux d’exposition très forts pour les entreprises, nous ne pouvons plus travailler sans le legal privilege. Si nous n’avons pas la confidentialité, qu’allons-nous faire pour servir nos entreprises ? Délocaliser nos directions juridiques ou les dossiers les plus complexes ? Ce serait préjudiciable à la filière entière et au premier chef aux avocats qui conseillent les entreprises. La France est très en retard, c’est l’un des derniers pays européens à ne pas avoir la confidentialité pour les juristes d’entreprise.
Quelle peut être la suite après la censure du Conseil constitutionnel ?
– Jean-Philippe Gille : Ce sont les états généraux qui avaient mis en avant la nécessité de confidentialité pour les écrits des juristes d’entreprise. Pour des raisons de calendrier, le texte n’a pas été mis directement dans la loi et a été ajouté ensuite, donc il y avait un risque de cavalier législatif. Il y a eu une censure sur la forme, pas sur le fond. Quelque part, le Conseil constitutionnel nous dit de revoir notre copie. Le point positif est que nous avons franchi de nouvelles étapes historiques dans ce débat. La place publique n’aura jamais autant parlé des juristes d’entreprise et le vote par le parlement de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise est une belle reconnaissance pour notre métier et une victoire en soi. Nous avons senti une véritable prise de conscience et volonté des parlementaires de renforcer la souveraineté et l’attractivité économique de la France. Nous, les associations de juristes d’entreprise, l’AFJE, le Cercle Montesquieu, l’ANJB, avons une conviction, qui est celle de la défense de nos entreprises, de la nécessité de faire jeu égal dans l’univers mondialisé dans lequel nous sommes. Beaucoup d’acteurs l’ont compris. Le sens de l’histoire est d’obtenir une protection de nos écrits.
Propos recueillis par Sébastien Guiné