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Les géomètres-experts partagés entre risque et aménagement

Inondations, incendies, explosions : aménager le territoire, de nos jours, suppose d’intégrer les risques. Les géomètres-experts, réunis en congrès à Montpellier, hésitent entre le principe de précaution et le bétonnage forcené.

Enceinte et souriante, la navigatrice Maud Fontenoy, 37 ans, monte sur la scène du palais des congrès de Montpellier, face à quelque 700 géomètres-experts, réunis en congrès. Une vidéo d’une dizaine de minutes retrace ses exploits, notamment son « tour du monde à contre-courant » bouclé à la voile dans l’hémisphère sud, en 2007. L’aventurière, qui a créé une fondation pour l’éducation à l’environnement, prend la parole. Elle évoque « l’écologie enthousiasmante », le « changement climatique qui existe bel et bien » ou encore « le septième continent, cette masse de déchets grande comme sept fois la France », qu’elle a aperçu en navigant dans le Pacifique sud. Puis Maud Fontenoy tance « les donneurs de leçons » et « les alarmistes », défend les bienfaits des « recherches sur les gaz de schiste » ou des « champs d’OGM », regrette que l’Allemagne ait « malheureusement renoncé à l’énergie nucléaire pour rouvrir des mines de lignite », dénonce enfin « le principe de précaution qui nous empêche d’agir ». Et les géomètres-experts, qui consacrent cette année leur 42 ème congrès au thème « Risque et aménagement », applaudissent avec ferveur, sans se formaliser des contradictions de la navigatrice.

C’est tout le paradoxe de cette profession réglementée, qui détient le monopole de la mesure, évaluations, plans de bornages ou documents nécessaires au partage ou à la mutation de biens immobiliers.

Travaillant au grand air, fins connaisseurs de la géographie physique, économique et humaine, mi-juristes, mi-ingénieurs, ces professionnels ne peuvent ignorer la multiplication des risques naturels et industriels. Mais les 1 850 géomètres-experts de France tirent leurs revenus des conseils qu’ils prodiguent aux collectivités et aux promoteurs, ce qui en fait des défenseurs de l’« aménagement », qui, à certains endroits, prend une allure de bétonnage. Si la profession a élaboré, dès 2008, un « agenda 21 », s’engageant à limiter les émissions de gaz à effet de serre, cela ne l’empêche pas, dans le document de présentation du congrès, de qualifier le réchauffement climatique d’« encore contesté ».

Tsunamis, explosions, avalanches

Cette ambivalence se retrouve, à Montpellier, tout au long des travaux des congressistes, du mardi 9 au jeudi 11 septembre. Sur l’écran géant installé au milieu de la scène, des images de catastrophes se succèdent : tsunamis, feux de forêt, écroulement de digues, explosions industrielles, avalanches. Seveso, Fukushima et Xynthia sont mis à contribution. Au sujet de la mortelle montée des eaux en Vendée en février 2010, Jean-François Dalbin, géomètre-expert à Vincennes (Val-de-Marne) et « président » du congrès, rappelle que l’Etat a défini des « zones noires », totalement non constructibles, dans le périmètre situé au-dessous du niveau de la mer. « Mais les personnes qui vivaient là le souhaitent-elles vraiment ? », s’interroge le praticien, sans soulever l’hypothèse qu’elles n’ont sans doute pas le choix. Pour lui, « deux courants s’opposent : la logique sécuritaire du risque zéro et l’aménagement harmonieux intégrant un risque maîtrisé ».

La profession souhaite « apprendre à vivre avec le risque » et affirme que la juste mesure constitue un outil indispensable à la prévention.

« A Fukushima, on a retrouvé des pierres datant d’il y a 600 ans qui indiquaient le niveau maximal de l’eau. Avant le tsunami de 2011, certaines de ces marques continuaient à servir de lieux de culte, mais tout le monde avait oublié leur signification », raconte Jean-François Dalbin.

La tonalité des débats ne semble toutefois pas convaincre la totalité des praticiens présents. Tous les congressistes saluent des débats de qualité mais la plupart estiment ne pas être confrontés directement aux risques dans leur pratique quotidienne. Le précédent congrès de la profession, à La Rochelle en 2012, était consacré à la copropriété, un thème beaucoup plus porteur puisque 1 000 géomètres avaient fait le déplacement, 300 de plus que cette année.

Accepter le risque demeure difficile

En France, « la gestion du risque est une politique publique, et tout le monde trouve ça normal », rappelle Jérôme Trémeau, professeur de droit de l’urbanisme. En revanche, aux Etats-Unis, « il ne viendrait à personne l’idée de mettre en cause la responsabilité du gouverneur de Californie quand une maison a brûlé dans un feu de forêt », poursuit l’universitaire.

Aujourd’hui, on ne bâtit plus, en théorie, sans prendre en compte les risques, même si les débats confirment que ce principe n’est pas toujours bien accepté. L’Etat dispose ainsi de plusieurs outils juridiques pour mettre les territoires concernés hors de danger : l’expropriation, la préemption ou l’imposition de servitudes. « Les terrains sont alors soustraits à toute occupation humaine. S’il y a des bâtiments, il faut les démolir », observe Franck Barbier, avocat à Rennes. Mais le praticien plaide pour un assouplissement du dogme : « on pourrait consulter les associations de propriétaires fonciers », dit-il. Carole Gorget-Deleuze, directrice-adjointe du Schéma de cohérence territorial (SCOT) du sud du Gard, un territoire correspondant à la Camargue, regrette elle aussi « la doctrine » de l’Etat. 21% du département est situé en zone inondable, où vivent 40% de la population. Chaque automne, des « épisodes cévenols », fortes pluies comme celles qui ont dévasté Nîmes en 1988, menacent. Les indications des pouvoirs publics sont claires : « restaurer les champs d’expansion de crues, compenser l’imperméabilisation des sols, trouver des formes urbaines adaptées au risque ». Mais, s’exclame Carole Gorget-Deleuze, « où créons-nous les activités économiques, les infrastructures, les équipements ? Où installons-nous les nouveaux venus ? » Lorsque les services de l’Etat définissent le territoire d’une commune comme inondable, « les élus le vivent très mal », plaide la responsable administrative.

D’autres exemples montrent qu’il est parfois possible de s’accommoder de l’aléa.

Face aux congressistes, plusieurs praticiens présentent des solutions envisagées dans plusieurs villes d’Europe. A Amsterdam, dans le nouveau quartier d’Ijburg, on installe « des maisons construites en usine puis amarrées comme des bateaux, de façon à monter ou descendre avec le niveau de l’eau », explique David Blanquer, géomètre-expert à Narbonne. Le professionnel évoque également Hafen City, ce futur quartier de Hambourg situé au bord de l’Elbe et doté de « portes étanches, voies d’évacuation hors d’eau et constructions robustes ». Peut-on imaginer de telles constructions en France ? « J’aurais tendance à dire non », laisse tomber Michel Sabard, urbaniste à Paris.

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