L'affaire Lehman-bis

L’affaire Lehman-bis

La série continue. Après la banque Dexia en Europe, dont la déconfiture est prise en charge sur fonds publics, c’est au tour du courtier américain MF Global Finance de jeter l’éponge. Avec un gros passif et de méchantes casseroles pénales, pour avoir ponctionné les comptes clients. Une nouvelle victime collatérale de la triche et… des CDS.

Nouveau coup de tonnerre dans le ciel de la finance internationale. Une sorte de remake de l’affaire Lehman, celle qui marqua le démarrage officiel de la purge des marchés, à ce jour non achevée. Il s’agit de la défaillance de l’un des grands noms du courtage mondial, la firme américaine MF Global Finance, très active sur le marché des dérivés et « primary dealer » aux States, l’équivalent d’un SVT français (Spécialiste en valeurs du Trésor). Donc membre de l’aristocratie de la finance, puisque bénéficiant du privilège de souscrire aux émissions de l’Etat. Logique : son président n’est autre que Jon Stevens Corzine, antérieurement président de Goldman Sachs avant de devenir sénateur, puis Gouverneur du New Jersey (jusqu’en 2010). Une grosse légume. Bien que le détail de la banqueroute ne soit pas encore divulgué, MF serait une victime collatérale de la « crise de la dette européenne ». Avec un trou estimé, à la louche, à 1,5 milliard de dollars, ce qui est beaucoup pour un courtier. Dont le métier est a priori celui d’intermédiaire financier, pas d’investisseur. Si les paris de MF ont été malheureux, il est logique que ses clients en aient souffert. Tel a été le cas, mais pour d’autres raisons : la firme aurait ponctionné les liquidités des clients pour financer des opérations à compte propre. Une pratique formellement prohibée, on s’en doute, que les commentateurs qualifient de « malversation », quand il s’agit d’une escroquerie pure et simple.

La déconfiture de l’établissement a été d’autant plus rapide et spectaculaire que, selon les informations recueillies, son « levier » aurait été de 40. C’est-à-dire que pour 40 dollars engagés, elle ne disposait que d’1$ (et encore n’était-il pas complètement sien). Il ne fait pas de doute qu’une telle prise de risque génère des profits fabuleux lorsque les opérations sont bénéficiaires : chaque fois que la variation (favorable) du support atteint 2,5% – un écart faible dans la volatilité actuelle des marchés –, il y a doublement du capital « investi ». Bien plus efficace que le loto. Mais que la variation soit défavorable, et les pertes ont tôt fait d’engloutir l’intégralité de l’argent disponible – et au-delà. C’est précisément cet « au-delà » qui devrait déclencher d’autres embarras majeurs dans le petit monde de la finance, car l’argent perdu va manquer à ceux qui croient l’avoir gagné et qui, au mieux, n’en verront qu’une fraction ridicule. Comme le vol du papillon déclenche une tornade à l’autre bout de la planète, le vol d’un malheureux milliard et demi est susceptible de générer des dégâts systémiques d’une ampleur infiniment supérieure. Sans que l’on sache encore exactement à quel endroit.

Une justice partiale

Au vu des malheureuses expériences passées, il est permis de se demander comment un tel phénomène peut encore se produire. D’abord, qu’il soit possible à un établissement financier, de surcroît renommé, de ponctionner les comptes-clients sans qu’une alarme ne se déclenche. C’est un nouveau coup dur porté au système de contrôle américain, et aussi à la moralité en cours dans son marigot financier : un ancien patron de Goldman Sachs, ancien élu au Congrès, ancien Gouverneur d’un grand Etat, pris la main dans le sac comme un vulgaire voleur de poules. Ensuite, se repose la question de la prévention du risque systémique, que le Dodd-Frank Act était supposé avoir résolue : dès lors qu’un levier de 40 est toujours possible, il est clair que la grenade demeure dégoupillée. Enfin, on doit s’étonner qu’un personnage aussi éminent que Corzine, dont le carnet d’adresses est sans doute aussi prestigieux que celui d’un ambassadeur, et qui à ce titre dispose de riches sources d’information (sans tomber formellement dans le piège du délit d’initié…), on doit s’étonner qu’un personnage aussi considérable ait pu s’embringuer massivement dans des spéculations foireuses (il est question de plus de 6 milliards de dollars d’encours toxiques).

Il est permis d’avancer un embryon de réponse, qui donne le juste éclairage de la lutte à mort que se livrent les grands noms de la finance. De fait, il est probable que Corzine ait judicieusement anticipé l’évolution de la dette européenne – notamment grecque, en pariant sur la faillite. Et qu’il ait en conséquence massivement accumulé les CDS appropriés, ces fameuses assurances qui deviennent un jackpot pour celui qui les achète « nus » (sans avoir en portefeuille les créances correspondantes), dès lors que le défaut de l’émetteur est avéré.
Que s’est-il passé ? Lors du sommet-marathon européen, un accord a été conclu sur une réduction de 50% de la valeur des obligations grecques détenues par les banques. Mais cet « incident de crédit », pourtant avéré, n’a pas été considéré comme un défaut par l’ISDA (International Swaps and Derivatives Association), la seule entité auto-désignée qui soit fondée à décréter si et quand il y a défaut de paiement. Donc à décider si les contreparties des CDS doivent être actionnées (et cracher de très grosses sommes au bassinet). L’ISDA regroupant les principaux intervenants sur ce segment très particulier, elle se retrouve juge et partie, donc portée à la mansuétude s’agissant de ses propres intérêts. Comme s’il appartenait aux assureurs de décider eux-mêmes quand un sinistre garanti doit être indemnisé. Voilà comment se tient la justice sur les marchés non réglementés…

Crédit photo : Photos Libres

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