Les nerfs d’acier des financiers

Certes, les Bourses ont peu fléchi ces dernières semaines. Mais le contexte international aurait justifié des pertes plus sérieuses. La finance sous-estime-t-elle les frictions géopolitiques ? Ce n’est pas impossible. Les Banques centrales sont puissantes, mais pas autant que les grandes armées du monde.

Que faut-il pour qu’un système brinquebalant – celui dans lequel nous vivons, au cas d’espèce – subisse le knock out décisif qui l’envoie au tapis pour un bon bout de temps ? Sur les quelques mois qui viennent de s’écouler, on ne compte plus les situations qui eussent dû, en temps ordinaires, provoquer une chienlit généralisée, déstabiliser des gouvernements, jeter les populations dans la rue, décimer les Bourses et, d’une façon générale, provoquer des coliques métaphysiques aiguës. Le désastre de Fukushima a mis en évidence les faiblesses dramatiques du technologisme triomphant ainsi que l’incurie, l’impéritie et l’hubris démesuré qui affectent les sphères scientifique et politique, au point de mettre en péril la survie même de l’espèce humaine. Pourtant, alors que les développements du drame ne sont toujours pas circonscrits, « la vie continue » comme si rien ne s’était passé et le discours officiel, apaisant mais largement faussaire, poursuit le maquillage d’une réalité dérangeante.

Sur le plan géopolitique, la planète collectionne les opportunités d’explosion. En dépit des efforts désespérés des forces en présence pour pourrir la situation, le bourbier syrien n’a pas (pas encore ?) dégénéré en chaos mondial ; le psychodrame criméen, désormais dilué dans un énorme abcès ukrainien, prend chaque jour une ampleur nouvelle : si la machine propagandiste fonctionne à plein régime dans les deux factions, il semble que nous autres otaniens, statutairement placés dans le camp des Gentils par la grosse caisse médiatique, ne fassions pas dans la dentelle s’agissant de dénigrer Russes, pro-Russes et quiconque se montre critique à l’égard de l’approche euro-américaine d’un problème complexe – la reddition sans conditions est rarement l’option la plus fédératrice… De la même façon, la reprise d’actes de guerre au Moyen-Orient renforce une conviction depuis longtemps acquise : le conflit ouvert est sans issue, dès lors que chacune des parties n’aspire qu’à un seul objectif – détruire l’autre. C’est à dire que dans le fonctionnement ordinaire de nos sociétés, seule la guerre apporte une solution satisfaisante pour trancher entre deux positions également insoutenables : ce qui empêche l’« honnête homme » du XXIème siècle de « choisir son camp », ceci dit pour illustrer la polémique qu’a récemment suscitée Paul Jorion [1], en abordant un sujet qui a dérouté les innombrables cohortes de la bienpensance robotisée.

Le désir de guerre

Ainsi donc, en effet, au fur et à mesure que les solutions raisonnées disparaissent des écrans radar, l’option « boum-boum » prend immédiatement leur place et ne manquent généralement pas de défenseurs. On peut se demander jusqu’à quel point l’hypothèse ouvertement belliqueuse – le contexte actuel laisse la voie ouverte à un conflit de dimension internationale –, assortie de l’usage d’armements « sérieux » (la menace nucléaire a déjà été ouvertement évoquée), constitue un sujet de crainte pour le monde des affaires – même si, comme chacun sait, la politique ne se fait pas à la Corbeille.

On peut en effet observer que la crise ukrainienne dure depuis pas mal de temps et que le bloc occidental en rajoute dans sa « politique des sanctions », jusqu’au point de mettre en péril ses propres intérêts. On sent bien que l’ambition, de Washington à Bruxelles, est d’obliger Moscou à mettre le genou à terre. Une querelle de caïds dans la cour de récré, qui voudrait s’inscrire comme l’épilogue des bagarres menées lors de la Guerre froide, lesquelles ont semble-t-il laissé des souvenirs acrimonieux dans certains milieux yankees (qui ne font pas de différence entre la Russie contemporaine et la défunte URSS). Sous cette approche, le conflit palestinien et l’aventure ukrainienne sont de même nature : le « dernier combat », celui après lequel les choses ne seront plus jamais les mêmes. Celui qui fera disparaître un challenger (politique) indésirable pour l’éternité. Il s’agit là d’une optique peu compatible avec la logique des affaires, qui préfère rentabiliser le pragmatisme popote.

Finalement, l’escalade à l’Est et au Moyen-Orient, les provocations auxquelles elle donne lieu, les mesures de « contre-rétorsion » qui menacent de déstabiliser un système financier déjà défaillant, tout cela n’a produit qu’un effet dépressif mineur sur les marchés. Comme si les opérateurs tenaient pour négligeable le pouvoir destructeur de n’importe quelle armée, face à la puissance tranquille des grandes banques centrales qui font aujourd’hui bouillir la marmite. Il est toutefois probable que cette vision des choses revienne à simplifier exagérément la situation. Car des remparts redoutables continuent de se dresser face à l’artillerie des Instituts d’émission. D’abord, la croissance se révèle beaucoup plus faible qu’espéré, eu égard aux moyens formidables qui sont mobilisés. Même si les Etats-Unis nous rejouent le scénario d’une reprise en chandelle, après deux trimestres de glissade. Ensuite parce que les poches des banques centrales ne seront bientôt plus assez profondes, pour retaper sans faire de vagues toutes les institutions financières menacées d’asphyxie. Le cas portugais de Banco Espirito Santo (BES) est assez caractéristique de ces dossiers en forme de grenade dégoupillée, qu’un simple écart de température peut faire exploser. Au nominal, l’enjeu n’est pas considérable ; mais tous comptes faits, les dommages prévisibles sont supérieurs à ceux que peut occasionner une bonne batterie anti-aérienne. Russe ou américaine.

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