L'entreprise selon (...)

L’entreprise selon Saint Jack

Ah bon, vous faites le pont ? Pas étonnant : notre pays fait preuve d’une véritable expertise en la matière, comme en témoignent les innombrables ouvrages d’art de son territoire, même si nombre d’entre eux ont été conçus par des architectes de la Rome antique. Mais nous autres Français, qui ne formons plus suffisamment d’ingénieurs pour assurer le gardiennage de nos friches industrielles, nous autres Français sommes habiles dans la métaphore du génie civil appliquée au façonnage des semaines de travail en mai : nous bâtissons des petits ou des grands ponts, par ajout d’une ou plusieurs piles aux jours fériés et chômés. Les plus habiles de nos modernes Eiffel parviennent à édifier un viaduc – deux semaines de farniente autour des 1er et 8 mai. Ce talent est reconnu dans le monde entier mais vertement critiqué par Bruxelles : sachant qu’un seul jour férié nous coûte plusieurs milliards de PIB, on imagine sans peine la déperdition qui résulte des ponts à répétition. Qu’on se le dise : le pont est un investissement ruineux. Et entre nous, une drôle de façon de célébrer la Fête du Travail.

Cette tradition hexagonale est d’autant plus surprenante que les salariés ont une conception décoiffante de l’entreprise idéale. A la question de savoir quel serait le profil rêvé de leur patron, nos concitoyens répondent en masse : Jack Bauer. Oui, le Jack de 24 Heures chrono, cette série télévisée démontrant par A+B (et quelques feux d’artifices) que la fin justifie les moyens, lorsqu’il s’agit de poursuivre l’objectif le plus élevé de la planète : protéger la sécurité du citoyen américain. Laquelle est constamment mise en péril par les métèques qui peuplent toutes les autres nations du monde. Un tel plébiscite démontre que les Français ont parfaitement compris l’univers impitoyable de l’entreprise. Et que le seul moyen de lutter contre le terrorisme de la concurrence, c’est d’avoir un patron qui ne recule devant rien pour extorquer leurs secrets aux concurrents, et qui leur fasse la peau dès qu’ils ont lâché le morceau. Un patron qui exige l’impossible de ses subordonnés jusqu’à les sacrifier sur l’autel des objectifs ; un patron qui exalte les vertus insurpassables de la famille, mais qui est toujours absent quand elle a besoin de lui. En fait, les Français ne sont pas très observateurs : leur patron ressemble trait pour trait à Jack Bauer. Si tel n’était pas le cas, il aurait disparu avant la fin de la première saison de l’entreprise.

La maxime du jour

En mai, fais ce qu’il te plaît. Mouais. N’abusez pas tout de même de cet adage d’un autre temps, en vous concoctant des week-ends à rallonge qui plombent le PIB. Car nous vivons désormais à l’ère de la compétitivité. Il en résulte une nouvelle maxime : grands ponts en mai, chômage en juillet.

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