Article 1843-4 du Code civil : des clarifications récentes de la jurisprudence
- Par Constant VIANO --
- le 6 juin 2024
Expert honoraire près la Cour d’appel d’Aix-en-Provence
Président d’honneur de la section AIX-BASTIA de la Compagnie nationale des experts comptables de justice (CNECJ)
Président d’honneur de l’Union des compagnies d’experts de justice du ressort de la Cour d’appel d’Aix-En-Provence (UCECAAP),
Membre de l’UCEJAM
Deux récents arrêts de la chambre commerciale financière et économique de la Cour de cassation du 8 novembre 20231 et du 17 janvier 20242 concernant l’article 1843-4 du code civil ont attiré l’attention des experts comptables de justice, souvent confrontés aux dispositions de cet article appelé communément « l’évaluation à dire d’expert ».
Rappelons que l’article 1843-4 prévoit dans les cas de cession ou de rachat de droits sociaux par la société prévue par la loi, en cas de contestation, la désignation d’un expert, soit par les parties, soit à défaut d’accord entre elles, par un jugement du Président du tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce compétent statuant selon la procédure accélérée au fond et sans recours possible.
Le texte de l’article 1843-4 qui a une longue histoire, a été profondément remanié par une ordonnance du 31 juillet 20143. Par rapport à son ancienne rédaction, les apports ont permis d’ajuster le texte avec les décisions de la jurisprudence et rectifié certaines incohérences de celle-ci. L’apport essentiel de cette réécriture de l’article 1843-4 a été que l’expert dans l’accomplissement de sa mission a l’obligation de prendre en considération les statuts et les conventions signés entre les parties concernées par l’évaluation des droits sociaux. Ce qui a largement restreint la liberté de l’expert dans sa mission d’évaluation par rapport à la précédente rédaction de l’article.
L’expert désigné par le Président du tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce ne relève pas des dispositions des articles 232 et suivants du code de procédure civile qui ont trait aux mesures d’instruction. L’article 1843-4 est une disposition d’ordre public spécifique, dont l’objectif fondamental à l’origine de la loi, est d’une part la protection des intérêts de l’associé cédant et d’autre part d’éviter qu’un désaccord sur le prix ne puisse empêcher la cession d’aller jusqu’à son terme.
Il s’ensuit certaines règles que la jurisprudence rappelle constamment dans ses décisions.
– L’expert est désigné par jugement du Président du tribunal judicaire ou du tribunal de commerce compétent de la juridiction statuant selon la procédure accélérée au fond et non par un juge des référés ou un juge du fond ;
– La désignation de l’expert par le Président est sans recours possible ;
– Une fois désigné, l’expert ne relève pas du juge du contrôle et n’a pas de compte à rendre au tribunal, mais seulement aux parties ;
– La mission de l’expert doit concerner uniquement l’évaluation des titres de la société en se référant uniquement aux dispositions de l’article 1843-4. L’ordonnance de désignation n’a pas à étendre le champ d’application de la mission de l’expert. Le libellé doit être par exemple : « évaluer les parts sociales de Monsieur X qu’il détient dans la société Y »
– Les relations de l’expert avec les parties sont contractuelles et dans ce cadre, il est recommandé à l’expert de rédiger une lettre de mission fixant les modalités de réalisation de la mission, et le paiement de sa prestation.
– Le montant des honoraires de l’expert s’impose aux parties et n’est pas susceptible de recours, sauf dans le cas où une erreur grossière peut être invoquée par l’une ou l’autre des parties.
– L’évaluation de l’expert des droits sociaux s’impose non seulement aux parties mais au juge qui n’a pas le pouvoir de la modifier. La seule exception prévue est l’erreur grossière de l’expert (4).
L’expert dans sa mission, doit s’en tenir aux règles et modalités de calcul prévues dans les statuts ou dans toute convention liant les parties. Le texte précise que si rien n’est prévu ni dans les statuts ni dans une convention, c’est-à-dire que la valeur n’est pas déterminée, ni déterminable l’expert procède lui-même à sa détermination.
L’arrêt du 17 janvier 2024 vient clarifier une situation lorsque l’expert se voit opposer une difficulté, d’ordre juridique, comme une question d’interprétation d’une clause statutaire ou contractuelle.
Lors d’un déjeuner débat du 18 janvier 2024 organisé par la Compagnie des experts agréés par la Cour de cassation, sur le thème de l’évaluation à dire d’expert prévue par l’article 1843-4 du code civil, le président de la Chambre commerciale financière et économique de la Cour de cassation Monsieur Vincent VIGNEAU a commenté cet arrêt dans ses principaux paragraphes que nous reproduisons ci-après.
Le sixième paragraphe de cet arrêt énonce une règle générale : « Il résulte de l’article 1843-4, II, du Code civil que si l’expert est tenu d’appliquer, lorsqu’elles existent, les règles et modalités de détermination de la valeur des droits sociaux prévues par toute convention liant les parties, il incombe au juge d’interpréter, s’il y a lieu, la commune intention des parties à la convention. »
Le septième paragraphe répond aux préoccupations de l’expert : « En application de ces principes, l’expert peut, afin de ne pas retarder le cours de ses opérations, retenir différentes évaluations correspondant aux interprétations de la convention respectivement revendiquées par les parties, à charge pour le juge, après avoir procédé à la recherche nécessaire de la commune intention des parties, d’appliquer l’évaluation correspondante, laquelle s’impose alors à lui. »
Le juge du fond, dont le rôle est d’interpréter le contrat, recherche laquelle de ces interprétations est la bonne mais il est ensuite tenu par l’évaluation faite par l’expert au regard de l’interprétation qu’il a choisie.
Le huitième paragraphe propose une solution concrète à une difficulté qui se pose fréquemment : « Ayant souverainement constaté que la commune intention des parties à la convention de cession des titres des sociétés X, Y et Z avait été de ne pas modifier les principes appliqués de façon permanente lors de la comptabilisation des produits constatés d’avance par ces sociétés pour calculer la variation du prix de cession, la cour d’appel en a exactement déduit qu’il convenait de condamner les cessionnaires à payer aux cédants le complément de prix fixé par l’expert en application de la méthode comptable correspondante, l’expert n’ayant exprimé aucune préférence à cet égard mais seulement indiqué la méthode comptable qu’il aurait préconisée lors de l’établissement, par les sociétés concernées, de leurs comptes annuels. »
L’expert peut opter pour deux scénarios : il détermine tel prix pour telle interprétation de la clause et un autre prix pour une autre interprétation. Il y a une seule valeur par interprétation. Les risques de responsabilité de l’expert sont ainsi limités puisque l’on ne lui fait pas porter le fardeau de l’erreur grossière dans l’interprétation.
Dans le deuxième arrêt du 8 novembre 2023, la Cour de cassation a dit « qu’en l’absence de dispositions statutaires prévoyant une autre date, la valeur des droits sociaux de l’associé qui se retire doit être déterminée à la date la plus proche de celle à laquelle le remboursement interviendra, ou le cas échéant, est intervenu en application des statuts ».
La règle souvent adoptée par l’expert est de se situer à la date la plus rapprochée du dépôt de son rapport. Il est vrai qu’entre la date de l’évaluation et le paiement des titres, il peut s’écouler un temps long susceptible de rendre l’estimation caduque. Le président Vincent VIGNEAU a répondu à cette problématique. Rien n’interdit au juge de désigner un nouvel expert pour procéder à une réévaluation, qui peut d’ailleurs être le même expert.
Les parties peuvent se mettre d’accord pour retenir une date d’évaluation, et d’une manière générale peuvent déroger aux dispositions statutaires et conventionnelles. Si les parties sont d’accord et font un contrat nous dit le président Vincent VIGNEAU, cela s’impose aux parties, au juge et également à l’expert. L’expert prendra toutefois la précaution de l’indiquer dans sa lettre de mission ou dans le compte rendu de réunion à partir du moment où les parties l’ont formellement accepté.
Pour conclure, les deux récentes décisions de la chambre financière et commerciale de la plus haute juridiction sont particulièrement importantes pour les experts qui sont désignés dans le cadre de l’article 1843-4 du code civil. Elles répondent à des situations souvent difficiles à gérer pour l’expert, et source d’insécurité, comme l’interprétation par les parties des statuts, ou des conventions conclues entre elles, ou comme la date à laquelle doit se positionner l’expert pour faire son évaluation.
Désormais, l’expert averti pourra présenter plusieurs valeurs possibles suivant les interprétations que seul le juge pourra trancher, mais au final la valeur proposée par l’expert dans le scénario qui sera retenu, s’imposera au juge et aux parties. Concernant la règle de la date de l’évaluation, en l’absence de précisions statutaires ou conventionnelles, l’expert devra la situer à la date la plus proche du paiement.
L’épée de DAMOCLES de « l’erreur grossière » planera désormais un peu moins sur la tête de l’expert.
Références de l’article
1 Arrêt de la chambre commerciale et financière (pourvoi n° 22-11.766)
2 Arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 17 janvier 2024 (pourvoi n°22-15.897)
3 Ordonnancen°2014-863 du 31 juillet 2014 relative au droit des sociétés.
4 Un arrêt de la cour d’appel d’Aix-En-Provence du 21 juin 2018 apporte un éclairage intéressant sur la notion d’erreur grossière. Elle considère que l’expert a parfaitement le droit de ne pas prendre en compte certains éléments, dès lors qu’il s’en explique dans son rapport.
5 Intervention de Monsieur Vincent VIGNEAU Président de la Chambre commerciale financière et économique de la Cour de cassation en intégralité sur le site www.expertcomptablejudicaiire.org