La politique spatiale européenne
- Par Anouk Prempain, étudiante en L3 à l’Université Côte d’Azur en CPES --
- le 8 janvier 2025
Chargée de communication au sein de l’Association de débats niçoise ADN
En 1961, la Belgique, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie et les Pays-Bas se réunissent dans but de répondre à la volonté de la communauté scientifique européenne, qui souhaite disposer d’un lanceur pour mettre en orbite des satellites scientifiques. La Grande-Bretagne propose alors aux autres pays européens de développer le lanceur à partir du missile qu’elle est en train de développer, ce qui les pousse à collaborer. En novembre 1963, les pays décident de créer le Centre européen pour la construction de lanceurs d’engins spatiaux (CECLES) pour développer le lanceur. Celui-ci, baptisé Europa, sera finalement un échec, et ses tentatives de lancement infructueuses.
En 1964, est établi le Conseil européen de recherches spatiales (CERS), par l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l’Italie, la Belgique, la Suède, la Suisse, l’Espagne et le Danemark. Ce centre de recherches constitue la base d’une coopération européenne en matière spatiale, permettant la mise en commun des ressources scientifiques et matérielles dechaque pays. Entre 1964 et 1975, il développe 8 satellites scientifiques. En1973, une réorganisation de la coopération spatiale européenne mène à la fusion du CECLES et du CERS pour former l’Agence spatiale européenne. L’Agence spatiale européenne confie au Centre national des études spatiales le programme Ariane, sous la tutelle de la France. En 1965, c’est la France qui connaît seule son premier succès spatial majeur : la fusée Diamant envoie le premier satellite français dans l’espace. Il est nommé Astérix. La France devient le troisième pays au monde, après les États-Unis et l’URSS, à mettre en orbite son propre satellite au moyen d’un lanceur qu’elle a elle-même conçu. Des enjeux stratégiques civils accompagnent ce lancement, notamment en matière de météorologie et decommunication. En parallèle, il assure la souveraineté française en matièrede renseignement et de défense. Enfin, symboliquement, ce lancement matérialise une supériorité scientifique et technologique. Le 24 décembre 1979, la première fusée du projet Ariane, la fusée Ariane 1, décolle de Kourou, en Guyane. C’est une nouvelle étape décisive de la course à l’espace pour l’Europe.
L’Union européenne et la course à l’espace
Aujourd’hui, l’Europe fait des enjeux spatiaux une priorité. La signature du traité de Lisbonne en 2007 institue la politique spatiale comme priorité européenne. En avril 2021 est adopté un programme spatial européen, défini pour la période 2021-2027. Ses objectifs sont dès lors de fournir des données de qualité (sur le changement climatique, le transport, la communication, et la sécurité), de promouvoir le développement économique des petites et moyennes entreprises et des start-up du secteur de l’industrie spatiale, de renforcer l’autonomie stratégique européenne et la place de l’Europe dans la diplomatie spatiale, et de renforcer la sécurité et la viabilité des missions scientifiques.
Le programme spatial européen est concrètement composé de cinq principaux piliers technologiques : Galileo, EGNOS, Copernicus, le SSA, et Govsatcom. Galileo est le système de radio-navigation le précis du monde ; et il est européen. C’est un système de GPS composé de 26 satellites en orbite autour de la Terre. Il est utilisé par des milliards de smartphones dans le monde et permet une géolocalisation au mètre près. EGNOS est un système qui complète Galileo. Il améliore et corrige les signaux envoyés par les services de géolocalisation. En parallèle opère Copernicus, un système d’observation civile de la Terre. Il récolte des données sur l’état de la planète au niveau climatique. Il joue un rôle extrêmement important vis-à-vis de l’enjeu de la connaissance. Le programme de surveillance de la situation spatiale (SSA) s’assure quant à lui que les activités spatiales sont sûres et viables. Il opère une gestion du trafic dans l’espace, en réalisant un inventaire des objets présents dans l’espace, évalue les risques de collisions entre les objets, et surveille des phénomènes météorologiques. Enfin, l’initiative de télécommunications gouvernementales par satellite (Govsatcom) est un projet qui ambitionne de fournir un système de communication sécurisé, notamment utile pour des opérations militaires et sensibles sur le plan de la défense.
Un questionnement reste en suspend vis-à-vis de la politique spatiale : l’Union européenne doit déterminer quel modèle choisir pour le futur de l’industrie spatiale, de plus en plus stratégique. Doit-elle entrer dans une ère intra-compétitive ou poursuivre sa politique historique de coopération ? Depuis 2022, l’Europe connaît une grave crise dans le secteur spatial,appelée la crise des lanceurs. À cause de celle-ci, elle a perdu son indépendance stratégique, et même sa possibilité de concourir dans la course à l’espace.
Le premier facteur de la crise des lanceurs renvoie à l’apparition de nouveaux acteurs dans la compétition spatiale. Space X, détenue par Elon Musk, est un acteur privé puissant, constituant un adversaire de taille. En réponse à la création de son lanceur Falcon 9, l’Europe lance en 2015 la création d’Ariane 6, une nouvelle version ultra-modernisée d’Ariane 5, rivalisant avec Falcon 9, qu’elle place sous la tutelle d’ArianeGroup (alliance de Airbus et de Safran).
Le second facteur de la crise renvoie à l’arrêt d’utilisation du lanceur Ariane 5. En effet, celui-ci constituait un immense succès, extrêmement puissant et conçu pour mettre en orbite des satellites lourds, les plus utilisés. Mais il présentait un coût d’entretien important. Après 27 années de service, l’Union européenne a donc décidé de mettre fin à son service, après son dernier décollage en juillet 2023, prévoyant l’arrivée d’Ariane 6. Mais cette dernière a pris du retard à cause de la crise sanitaire, et l’Union européenne se retrouve donc sans lanceur, incapable de continuer à lancer des satellites dans l’espace.
Le troisième facteur renvoie à la guerre en Ukraine. En attendant la mise en service d’Ariane 6, l’Europe dépendait du lanceur russe Soyouz pour effectuer seslancements, ayant dès lors perdu son indépendance stratégique. Mais la guerre a mis fin à la possibilité pour l’ESA d’utiliser le lanceur Soyouz et les industriels travaillant sur Ariane 6 sont privés de composants russes, empêchant du même coup l’aboutissement d’un autre projet européen, Vega-C. Face à cette crise, l’Europe spatiale se réunit à Séville, à l’occasion du Sommet pour l’espace, en 2023, pour assurer la capacité de l’Unioneuropéenne à maintenir son statut de puissance dans un secteur toujoursplus stratégique.
Entre compétition et coopération
Tout d’abord, certains pays européens, tels que l’Allemagne, établissent le constat suivant : le modèle historique du spatial européen, renvoyant au financement de l’industrie spatiale par des subventions, est dépassé. La France n’est pas du même avis, puisqu’elle est la principale contributrice des projets spatiaux européens, et notamment d’Ariane 6. La question est alors de savoir s’il faut élargir l’espace au secteur privé, notamment en mettant fin aux monopoles et aux partenariats institutionnels qui subsistaient jusqu’à lors, ou conserver le modèle actuel d’exploitation publique.
Le second constat, le plus important, renvoie au concept de New Space. Il se définit comme un modèle qui vise à se départir de la domination totale du secteur public dans la course à l’espace, au profit du privé. Ses partisans considèrent qu’il permettra une meilleure innovation, de nouvelles sources de financement, et de contribuer à l’accès démocratique de l’espace. Ce concept est nommé New Space en raison du fait que jusqu’à présent, le domaine spatial était exclusivement réservé aux États.
Donc, face à la montée en puissance des multiples acteurs spatiaux, l’Union européenne est dans une phase de réflexion quant à la stratégie qu’elle doit employer pour le futur. S’il est encore aujourd’hui impossible de prévoir vers quelle stratégie se tournera l’Union européenne et même la France au sein de celle-ci, il est probable qu’au vu de la puissance exponentielle des acteurs privés comme Space X, l’Europe n’ait pas d’autres choix que de se plier aux normes du New Space.
L’Union européenne est de plus en plus dénigrée dans sa place au sein de la compétition spatiale. Pourtant, un acteur européen tire son épingle du jeu : la France est non seulement la nation prédominante dans le domaine spatial à l’échelle de l’Union européenne, mais est aussi devenue leader mondial de la propulsion de l’énergie nucléaire dans l’espace grâce à Framatome Space. Framatome est une multinationale industrielle française, qui a créé en 2023 une division dédiée à l’espace, Framatome Space. Parmi tous les acteurs del’industrie spatiale, Framatome Space entretient un positionnement extrêmement stratégique au niveau privé – pour l’entreprise Framatome elle-même – mais également au niveau public – pour la France. Elle oriente l’exploration spatiale européenne vers l’utilisation de l’énergie nucléaire, cequi constitue une véritable révolution. En effet, Framatome a su identifier l’importance cruciale de l’énergie nucléaire dans le développement spatial. Les missions nécessitent une source d’énergie stable, continue et fiable, quel’énergie nucléaire peut fournir avec efficacité. Framatome Space répond aux nouveaux besoins de l’industrie spatiale avec des procédés et des produits extrêmement innovants. La filiale a établi des partenariats stratégiques avec des acteurs industriels et des agences spatiales, aux États-Unis et en Europe, en collaborant avec les États-Unis pour des projets tels que Fission Surface Power et Draco, en Europe pour le développement d’unmoteur à propulsion thermonucléaire avec le Commissariat de l’énergieatomique et ArianeGroup, et avec Qosmosys pour des unités de chauffage et des générateurs thermoélectriques à radio-isotope. À la croisée des rapports de force économiques et énergétiques, Framatome Space occupe une place stratégique dans un milieu où l’énergie nucléaire et l’exploration spatiale sont intrinsèquement liées. Son engagement, ses collaborations et son analyse attentive des nouvelles tendances technologiques spatiales en font un compétiteur sérieux, conférant à la France un atout pour se positionner en tant qu’acteur de premier plan dans l’industrie spatiale mondiale.
L’énergie nucléaire dans l’espace
Les technologies spatiales nucléaires sont un véritable défi du futur. La propulsion nucléaire pour les missions spatiales a plusieurs avantages, notamment celui de réduire considérablement le temps de trajet, pour des missions longues vers Mars par exemple, et de fournir un approvisionnement électrique constant, facilitant le développement de projets propices à l’humain dans l’espace. Mais le nucléaire dans l’espace fait face à une principale contrainte : la complexité de la structure juridique dédiée à l’espace. L’utilisation de la technologie nucléaire dans l’espace est régie par des traités tels que le Traité de l’espace de 1967, bien qu’il ne fournisse pas de directives précises concernant le nucléaire. De fait, aucun texte commun n’existe sur la technologie nucléaire spatiale. Les États se sont donc chargés de rédiger une source juridique sur le sujet, mais elle leur est, par définition, propre : chaque pays participant à des activités spatiales a ses propres réglementations nationales. Cela engendre une grande complexité pour le développement d’un nucléaire spatial standardisé.
Le dernier point auquel l’Union européenne accorde une dimension prioritaire dans sa politique spatiale relève de la défense. En effet, l’espace reste un milieu sensible, et ce depuis la guerre froide. Avec l’apparition de nouveaux enjeux technologiques, de nouveaux besoins en terme de ressources naturelles, et de nouveaux acteurs, l’espace tend à devenir un nouveau terrain de guerre. Le programme spatial de l’Union européenne consacre donc une importante partie de ses objectifs à la défense et à la sécurité. Face à des menaces croissantes dans le contexte géopolitique actuel, l’Europe prend des mesures pour protéger ses moyens spatiaux, défendre ses intérêts, et décourager toute tentative d’hostilité. Les principaux piliers de ce programme sont la compréhension commune aux nations européennes des menaces dans l’espace, le renforcement de la protection des systèmes et services spatiaux, le renforcement de la capacité collective à réagir contre toute attaque, et le développement des capacités spatiales à double usage (civiles et militaires). Pour répondre à ces objectifs, la Commission européenne vise la mise en place de certains projets, comme la proposition d’une législation de l’Union européenne dans le domaine de l’espace afin de fournir un cadre commun pour la sécurité de l’espace ou la création d’un Centre de partage et d’analyse de l’information pour faciliter la mise en commun des informations. La défense spatiale européenne s’articule également autour de l’enjeu de la « militarisation de l’espace », désignant le développement d’armement et detechniques militaires dans l’espace. Elle englobe les armes antisatellites terrestres, les armes à énergie cinétique, les cyberattaques, les missiles antisatellites, etc. Pour accomplir une telle opération, les États doivent pouvoir indépendamment accéder à l’espace et maîtriser des technologiesde pointe, ce qui rend un tel accomplissement difficile sans coopération.
La sécurité et la défense, quels enjeux ?
En principe et selon l’interprétation initiale du Traité de l’espace de 1967, il est interdit de placer une arme, de tout type, dans l’espace. Mais le texte n’interdit explicitement que le placement d’armes en orbite autour de la Terre ; il n’interdit donc pas littéralement la possibilité de lancer des armes dans l’espace depuis la Terre. Ceci laisse place à de nombreuses perspectives militaires, très préoccupantes pour l’Union européenne dans le contexte géopolitique actuel. Certaines armes font office de menaces de premier plan pour la paix et la sécurité en Europe, comme les missiles antisatellites conçus pour détruire des satellites sans placer le missile en orbite, pouvant être lancés à partir d’avions, ou les armes à énergie dirigée, qui utilisent des radiofréquences pour endommager ou détruire l’équipement et les installations ennemies.
De plus, si le Traité de l’espace empêche l’envoi d’armes stationnant dans l’espace, il ne se prononce pas sur la possibilité de les créer et les posséder.
Les États construisent donc une multitude d’armes à titre de menaces. L’Inde montre diplomatiquement à la Chine et au Pakistan qu’elle a les moyens de s’attaquer à leurs engins spatiaux, tandis que l’Iran a signalé au monde qu’il avait développé des capacités de brouillage des communications et des signaux GPS. Enfin, la Corée du Nord a officiellement signifié qu’elle détenait des armées anti-satellites et des techniques de brouillage des communications et des signaux GPS.
En plus de montrer un savoir-faire technologique, cette course à l’armement spatial crispe les relations internationales, en renforçant la complexité et les tensions. Il est clair que le souhait de Donald Trump de créer une Space Force comme sixième branche de l’armée américaine est motivé par l’avancée de la Chine sur le terrain spatial et notamment sa militarisation.
Même si aucune mesure concrète n’a encore été annoncée, l’Europe projette également de créer une Space Force dans le cadre du développement d’une armée européenne.
Outre les conséquences géopolitiques qui feraient suite à la destruction d’un satellite d’une nation ennemie, les risques pour les engins spatiaux de tous les États croîtraient très fortement en raison des débris générés. Ces débris sont dès aujourd’hui à l’origine de destructions, de dommages et d’accidents. Pour pallier ces problèmes de débris, des acteurs du spatial développent des engins afin de les récupérer. Cependant, ces initiatives de gestion des déchets spatiaux rencontrent un principal problème : un manque d’investissement. La gestion de ces débris n’est en effet pas ou très peu rentable.
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